L’énigme Don Quichotte

 

Don Quichotte, le fou philosophe ou la douleur d’être un homme.

 

1/ Un roman fils de son temps

Miguel de CERVANTES écrit L’Ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche en 1605 à une époque charnière pour l’Espagne. Ce roman, quoi qu’intemporel, est donc bien fils de son temps. Le siècle d’or, commencé avec la reconquista et la découverte du nouveau monde par Christophe COLOMB, est terminé. Don Quichotte naît dans une période de déclin de l’Espagne qui connait tout à la fois une crise politique, démographique et économique.

D’un point de vue littéraire, il en va de même. Si les romans de chevalerie constituaient la plus large part de la production romanesque du Siècle d’or, mettant en valeur la structure féodale de l’Espagne du Moyen Âge, le genre en est désormais épuisé.

Ainsi CERVANTES, qui écrit à la lisière de la fin du MA et de l’ère moderne, en parodiant ces romans de chevalerie attaque un système qu’il considère comme rétrograde et obsolète. A travers l’idéal chevaleresque, il y moque tout à la fois les mœurs, les rigidités du système sociétal, en même temps qu’il prend ses distances avec l’Eglise.

On le voit notamment dans la scène où le curé brûle les ouvrages de la bibliothèque de don Quichotte, pour le sauver de ce qui lui apparaît comme de la folie. Scène qu’il faut lire comme une condamnation sans appel du dogmatisme religieux tant l’action du curé rappelle ici les exactions de l’Inquisition. Mais en lui faisant choisir les ouvrages qui méritent le feu et ceux qui méritent sa clémence, CERVANTES nous offre aussi une définition de ce qu’il considère comme de la bonne littérature et fait en quelque sorte le bilan de la production littéraire antérieure.

 

 

 

2/ Naissance du roman moderne

Nous l’avons dit, à l’époque de CERVANTES la littérature ne reflète plus la société nouvelle qui est en train de se mettre en place. Elle est désormais compassée, sans imagination, sclérosée, enfouie sous des tonnes de conventions qui l’étouffent. Le narrateur/auteur de DQ,  feignant de juger son propre travail, parle de « livre sec comme la paille, pauvre d’invention, dénué de style, médiocre en jeux d’esprit, dépourvu d’érudition et d’enseignements ».

Le prologue constitue une profession de foi pour CERVANTES qui y annonce d’emblée son ambition de secouer et de renouveler le genre romanesque. D’où ce désir revendiqué par l’auteur/narrateur de faire de son roman une parodie du roman chevaleresque lui donnant ainsi une  dimension satirique assumée. Notons au passage que ceci annonce le caractère ridicule du personnage de don Quichotte et le condamne du même coup – et d’entrée de jeu – à n’être à tout jamais qu’un ersatz de chevalier.

CERVANTES va remanier le genre romanesque en utilisant diverses techniques :

  • refus de paternité de l’auteur pour son ouvrage (dont il dit n’être que le « parâtre») et problème des sources floues et diverses (les annales de la Manche puis les écrits de l’auteur arabe Sidi Ahmed Benengeli)

  • roman en lambeaux (ruptures du récit, technique des récits enchâssés, faux manques …)

  • mélange des voix narratives avec superposition des auteurs (CERVANTES lui-même puis la figure de l’auteur fictif, narrateur et aussi copiste…)

  • mélange de nombreux genres : roman de chevalerie, roman courtois (la fin amor de don Quichotte et Dulcinée), roman pastoral (histoire de Marcelle et Grisostome, de Léandra), roman mauresque (histoire du capitaine captif), farce médiévale (nombreuses scènes de bastonnade dont don Quichotte fait les frais, comique de situation comme lorsqu’il est attaché par le poignet à une fenêtre toute une nuit par la femme de l’aubergiste, transporté dans une cage…).

Ces procédés ne sont pas forcément nouveaux en soi mais, ainsi regroupés dans une même œuvre, ils donnent au roman une telle fantaisie, une telle liberté que cela ouvre des perspectives nouvelles pour le genre romanesque tout entier.

Car c’est précisément cette liberté de la forme et du ton qui est neuve et qui va caractériser ce que l’on nommera le « roman moderne ». Le « roman est sans règles ni frein, ouvert à tous les possibles, en quelque sorte indéfini de tous les côtés » écrit Marthe ROBERT dans Origine du roman, roman des origines. Tandis que BAKHTIN, théoricien russe des années 20, y verra« le genre le plus libre qui soit ».

Don Quichotte peut donc être considéré comme le père du roman moderne.

 

Nous connaissons tous les aventures de ce personnage même sans avoir lu le roman : scène de combat contre les moulins à vent, contre des troupeaux de moutons qu’il a pris pour une armée, malentendu amoureux avec la servante Maritorne qui vient passer la nuit avec un muletier et que don Quichotte croit venue pour lui faire des avances ce qui vaut à la jeune femme une rebuffade accompagnée d’une tirade épique sur la fidélité des chevaliers errants serviteurs de leur Dame, dans la droite lignée de la fin amor du roman courtois, et occasionnera pour don Quichotte une nouvelle bastonnade…

Ce qui frappe dans tous les épisodes du même genre, et ils sont légion, c’est le coté ridicule, naïf et finalement touchant – mais à force d’être dupe de tout et de tous – de don Quichotte.

C’est bien ce que MONTHERLANT reprochait à CERVANTES en ces termes : « Les mouvements de don Quichotte, même lorsqu’il se trompe, sont généreux […] Pourtant son auteur l’a voulu ridicule, n’a jamais un mot de blâme pour ceux qui le bafouent, et c’est bien sous un aspect ridicule qu’a survécu ce grand généreux. » in commentaires des Essais critiques.

Mais en réalité CERVANTES a glissé dans son texte des indices en nombre suffisant pour que l’on devine et la nature réelle de ce personnage, que l’on a peut-être trop tôt fait de sous estimer, et la dimension philosophique de l’épopée donquichottesque.

 

 

1/ Don Quichotte, de la crise identitaire à la crise d’identité

Roman en lambeaux, discours patchwork, labyrinthique, DQ est l’œuvre du fragment et de la décomposition, un roman miroir à l’image de l’époque qui assiste à sa naissance. Si bien que le personnage de don Quichotte doit d’abord être compris comme la victime d’un monde qui a perdu son unité et donc toute lisibilité.

Dans ce monde moderne qui se dessine, l’impermanence et la complexité sont des données nouvelles auxquelles le héros va devoir faire face ou périr. Or, don Quichotte exprime clairement son sentiment d’appartenir à un monde révolu : «  le ciel m’a fait naître dans cet âge de fer pour redonner vie à celui que l’on nomme l’âge d’or ». Sentiment qui se double d’une incontestable nostalgie qui augure déjà de l’échec à venir : « Heureuse époque, siècles bénis que les Anciens ont nommés l’âge d’or ! ». « En ces temps détestables où nous vivons… ». C’est d’abord pour tenter de résoudre cette crise identitaire (c’est à dire la perte du sentiment d’appartenance) que don Quichotte choisit de rejoindre le clan des chevaliers et prend pour modèle Amadis de Gaule, figure glorieuse entre toutes de la chevalerie.

Mais cette crise identitaire débouche fatalement sur une crise d’identité si bien que la quête pour laquelle part don Quichotte vise à résoudre une double fracture : celle de l’appartenance et celle du Moi intime.

Dès les premières lignes on peut noter le flou qui plane sur les origines de don Quichotte: « Dans un village de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom, vivait il n’y a pas si longtemps un de ces gentilshommes avec lance au râtelier, bouclier de cuir à l’ancienne… ». Personnage à l’identité flottante, il est déjà sans ancrage. 

De même « On ne sait pas très bien s’il avait nom Quichada ou Quesada  […] ; néanmoins, d’après mes conjectures, il est probable qu’il s’appelait Quechana. Mais c’est sans importance ». Il nous faudra attendre la fin du second tome pour que le personnage consente à révéler lui-même son vrai nom : « Alonso Quichano », donc aucun des trois présumés! Ces errances présentes dans l’onomastique traduisent parfaitement la nécessité impérieuse à laquelle se trouve réduit le personnage de s’inventer et de s’auto-créer.

Mais CERVANTES présente également don Quichotte, d’entrée de jeu, dans une situation dégradée. Portant « Un justaucorps de drap fin, avec chausses et pantoufles de velours pour les jours de fête, et l’habit de bonne serge […] les jours de semaine », se nourrissant « Du bouilli où il entrait plus de vache que de mouton », l’homme  « frisait la cinquantaine ». C’est donc un hobereau désargenté (un « hidalgo » fin de siècle) que nous rencontrons, produit d’une société et d’une lignée finissantes. Un homme, qui plus est, en cours de parcours et qui ne s’est toujours pas trouvé. Nous sommes très loin de « L’ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche »  qu’annonçait le titre du roman. Voici qui souligne tout à la fois la nécessité dans laquelle se trouve don Quichotte de restaurer une image de lui-même acceptable (Idéal du moi freudien) et souligne le peu de moyens dont il dispose pour ce faire.

 

2/ Initiation et rituels

Il n’est donc pas surprenant que la quête de don Quichotte prenne une dimension initiatique qui se fait jour à travers plusieurs éléments. En effet, les préparatifs auxquels il se livre ne sont pas aussi anodins qu’il y parait. Les indices d’organisation qui ponctuent le texte semblent marquer les étapes d’un véritable rite : « Pour commencer il nettoya une armure qui avait appartenu à ses aïeux», « Il alla ensuite voir sa monture », « c’est ainsi qu’après avoir ». Le temps revêt aussi une dimension de temps rituel : « Il passa quatre jours » ; « après y avoir réfléchi pendant huit jours », etc.

Le rite de passage se lit également dans les changements de nom auxquels procède don Quichotte qui, comme il l’explique lui-même, traduisent un « changement de condition », c’est-à-dire ici le passage au rang d’initié. Ainsi le simple fait de rebaptiser sa vieille carne du gracieux nom de Rossinante suffit-il à en faire un fier destrier tout comme le « don Quichotte de la Manche », choisi en imitation de son modèle Amadis de Gaule, est censé faire de lui un chevalier à part entière. Métamorphose rituelle qu’il entérinera par un simulacre d’adoubement et une retraite ascétique d’une nuit dans une étable qu’il prend pour la chapelle d’un château seigneurial.

Mais, derrière cette bouffonade, c’est bien toute la dimension initiatique des aventures de don Quichotte qui s’exprime puisque l’ascèse, comme l’errance, sont à comprendre comme autant de petites morts symboliques qui ont pour fonction d’assurer la purification du sujet et la transition entre un statut dépréciatif initial et le nouveau statut d’initié que  le personnage n’a de cesse de revendiquer dans tout le roman à travers ce leitmotiv récurrent : « nous les chevaliers errants ».

Donc nous sommes bien face à une queste proche, dans son ambition comme dans sa fonction première, de celle d’un Perceval.

 

La panoplie de chevalier dont don Quichotte s’équipe, avec le plus grand sérieux, faite de bric et de broc, s’apparente plus finalement au harnachement d’un chevalier d’opérette. Trouvée dans le « grenier », « moisie », « couverte de rouille, et qui gisait depuis des siècles, oubliée dans un coin. », elle est le témoignage d’un passé révolu. Composée d’éléments disparates et d’approximations (« du mieux qu’il put », « avec du carton », « l’apparence d’un heaume », à l’instar du plat à barbe dont il se coiffera plus tard) elle trahit plus sûrement le ridicule du fou que la dignité du chevalier.

Affublé d’une monture couronnée d’un nom qui la consacre reine des rosses : Rossinante et d’une dame, Dulcinée du Toboso, qu’il se choisit dans la grande tradition du roman courtois mais qui n’est autre qu’une porchère à peine croisée et dont Sancho fera un croustillant portrait (p.275 éd. Points), à quel destin notre héros pouvait-il donc espérer prétendre ?

CERVANTES a parsemé cette scène fondatrice d’un certain nombre d’expressions pour annoncer et programmer l’échec à venir : «  il décréta qu’il possédait le plus parfait des heaumes ». Ailleurs : « il lui parut », « il crut », « s’imaginant » ; nombreux sont ces verbes, dans tout le roman, qui apparaissent ici pour la première fois et suggèrent la distance inquiétante et dangereuse entre le modèle et sa copie, le rêve donquichottesque et le réel objectif.

Or, ce harnachement burlesque n’a pas que vocation à amuser le lecteur. Dans sa dimension allégorique il suggère aussi que notre naïf don Quichotte n’est pas armé (au sens propre comme au sens figuré) pour affronter le monde nouveau qui s’ouvre sous ses pieds.

Dans sa dimension symbolique, ce déguisement composé de bric et de broc traduit aussi la fragmentation douloureuse du Moi, l’impossibilité de se réunifier ; l’incapacité à reconstruire l’Idéal du Moi freudien.

Autant d’éléments qui font de DQ non pas seulement un bouffon comique mais un homme aux prises avec la difficulté d’Etre, avec ce  tragique existentiel profondément lié à la  condition humaine.

Si don Quichotte est un héros indémodable c’est d’abord sans doute parce qu’il est une figure tragique qui dit la distorsion douloureuse entre nos idéaux et la réalité du monde, thème qui hante la littérature de toute éternité.

 C’est ce qu’ont bien compris les romantiques du XIXème siècle qui ont sorti DQ de l’oubli et fait de ce roman le MYTHE LITTÉRAIRE  que nous connaissons aujourd’hui.

 

1/ Don Quichotte et le refus du réel

L’aventure de don Quichotte ne commence pas sur les routes d’Espagne mais bien entre les quatre murs confinés de sa bibliothèque. C’est là que naît et grandit son rêve de chevalerie, nourri de la lecture intempestive, presque monomaniaque, de romans épiques. Enfermé dans sa bibliothèque parmi ses livres, il est coupé du monde réel : « il en oublia presque » la chasse et l’administration de ses biens précise CERVANTES. Oisiveté bienheureuse qui rappellera l’une des caractéristiques de l’Eden primordial. Et de fait, son univers ainsi réduit à sa bibliothèque est une sorte de monde clos et protecteur proche d’un intra-utérin qui dit en filigrane le refus, voire l’incapacité, de don Quichotte d’affronter la réalité d’un monde illisible qui lui fait peur, tel le petit enfant qui refuserait de naître. Ne lui faudra-t-il pas, d’ailleurs, deux tentatives avant de vraiment commencer sa vie de chevalier errant ?

Voici qui nous permet de mieux comprendre les fondements psychologiques de l’action future de notre anti-héros : déception, frustration, incapacité d’adaptation, nostalgie. Autant de failles qui vont le pousser inéluctablement dans une fuite faite de rêve et d’Idéal.

Mais en faisant des romans de chevalerie sa nouvelle Bible, et d’Amadis de Gaule son guide spirituel, don Quichotte s’était déjà condamné à rôder en marge du réel. En effet, comment agir sur le monde réel avec des moyens empruntés à la seule fiction littéraire ?

Tout au long du roman, il jaugera les événements à l’aune de ses lectures. Lorsqu’il refuse de payer l’aubergiste : « je sais en toute certitude – n’ayant point lu jusqu’à ce jour le contraire – que jamais chevalier errant n’a payé ni logement ni nourriture dans une auberge ». Ailleurs : « dans aucun des livres de  chevalerie que j’ai pu lire, et ils sont innombrables, je n’ai trouvé qu’un écuyer causât avec son maître comme tu le fais avec moi », etc.

A défaut de pouvoir s’adapter à la réalité du monde moderne, il tente de la réduire à la vision que lui en offre ses livres. C’est aussi la fonction de « l’enchanteur » auquel don Quichotte fait référence dès qu’il est face à une situation réelle qui le met en péril et sur laquelle il ne parvient pas à prendre le pas. Mais encore le fait-il en toute conscience : « Comme vous n’êtes pas armés chevaliers […] il se peut que […] gardant l’esprit libre, vous puissiez voir les choses qui s’y passent telles qu’elles sont et non telles qu’elles me paraissent ».

Comme l’a écrit très justement Michel ONFRAY, pour don Quichotte « Le réel n’a pas eu lieu »!

 

2/ Don Quichotte et l’incapacité d’auto-création

Si toutes ses tentatives héroïques tournent à la pantomime c’est sans doute qu’il ne comprend tout simplement pas la nature réelle des situations auxquelles il est confronté, ce qui explique qu’il y apporte finalement des réponses décalées et inadéquates qui vont parfois jusqu’à le mettre en grand danger. S’étant choisi des modèles périmés, don Quichotte s’est privé des clefs nécessaires à la compréhension du monde changeant qu’il est condamné à traverser en état de perpétuelle errance et à tâtons comme un aveugle.

Mais là n’est pas son seul tord. L’autre problème, dont on peut considérer qu’il contribue aussi à son échec, tient à ce qu’il n’aura pas su être autre chose qu’un simple imitateur. PONTALIS écrivait : « Je ne peux imiter que ceux dont j’ai besoin de m’éloigner […] en forçant le trait, je prends mes distances. » Or, le copier-coller naïf qu’il pratique rend impossible pour lui ce que nous appellerions aujourd’hui en termes lacaniens le Meurtre du père. Faute d’avoir su réinterpréter son modèle, se l’approprier pour mieux le dépasser, don Quichotte en fait une copie qui, au final, s’avère stérile et inapte à le sauver.

 

La question est simple: doit-on considérer la folie comme la clef de lecture ultime qui permettrait de résoudre définitivement les bizarreries inhérentes à la psychologie du personnage?

C’est bien ce à quoi semble nous inviter l’auteur lui-même en écrivant « Il lisait tellement que son cerveau se dessécha et qu’il finit par perdre la raison » ou encore « Le cerveau de don Quichotte était mal timbré… ». Et de constater que ce thème est récurrent  tout au long de l’oeuvre. 

C’est même la fonction première de la plupart des personnages du roman, curé, barbier, aubergiste, personnages rencontrés sur les chemins, que de souligner la folie de notre anti-héros : « ce genre de folie leur parut, comme à  tout le monde, la plus étrange qui pût se loger dans une cervelle dérangée».

 

 

1/ L’héroïsme du refus

Pourtant il en va de la folie de don Quichotte comme de la dimension comique du roman : elle ne doit pas nous abuser totalement. Le curé et le chanoine en ont bien l’intuition, qui se rendent compte que, « mis à part les sottises qu’il débite sur tout ce qui concerne sa folie, dès qu’on parle avec lui d’autre chose (que de chevalerie), ses propos sont empreints de bon sens et il s’exprime avec clarté et discernement ».

Comme le souligne l’auteur, le discours de don Quichotte, sur les armes et la littérature, est même fait avec « éloquence », en « termes clairs et choisis », si bien qu’on « ne l’aurait pris pour un fou ; au contraire ».  

C’est donc faire un mauvais procès à CERVANTES, en même temps qu’une lecture trop rapide de son roman, que de considérer avec MONTHERLANT qu’il a systématiquement déprécié son personnage et qu’il n’en aurait pas compris les mérites et la grandeur.

D’ailleurs, il laisse à don Quichotte l’opportunité d’expliquer lui-même la réalité de son mode de fonctionnement. Tandis que Sancho met en doute les vertus de sa dame, lui rappelant ses origines douteuses, don Quichotte de lui répondre : « j’imagine que ce que je dis est comme je le dis, ni plus ni moins ; et je la vois en esprit telle que la veut mon désir […] si l’ignorant trouve à me reprendre, l’homme de bon sens ne pourra me blâmer. »

On comprend avec ces lignes qu’il s’agit moins de folie que de la mise en place de tout un système parfaitement cohérent en lui-même et qui vise à transfigurer et à magnifier un réel décevant, ennuyeux, frustrant… totalement en deçà des attentes du personnage. Ce qui peut avoir l’apparence de la folie est en fait la manifestation du pari fantasque que fait don Quichotte dans l’espoir de trouver le chemin d’une certaine résilience. La quête donquichottesque reste donc bien une quête d’Idéal, consentie et pleinement revendiquée.

Il a choisi de dire « NON », en cela sa quête est moins l’acte d’un fou qu’un vrai parti pris philosophique.

Le duo Maître/valet, très classique en littérature, est en charge de porter pendant tout le roman cette opposition manichéenne entre l’Idéal et le réel déceptif, la grandeur du rêve et la petitesse de la réalité. Les deux personnages s’opposent physiquement et psychologiquement et parfois s’affrontent, comme s’opposent et s’affrontent le noble idéal moral de don Quichotte l’hidalgo et le matérialisme le plus mercantile qui soit du rustre paysan illettré qu’est Sancho. Personnage qui ne sera pas d’ailleurs sans se laisser séduire par la vision de son Maître.

DQ n’est donc pas qu’une fantaisie loufoque, c’est bien le roman d’une quête spirituelle et morale ; ce sont les manifestations concrètes de cette quête qui, elles, sont fantasques.

Roman incontestablement comique, DQ ouvre donc des brèches où s’engouffre une vraie dimension tragique. Une dimension tragique qui interroge rien moins que la douleur d’être un homme.

 

 

 

2/ Don Quichotte et la naissance de l’homme moderne

Avec don Quichotte est né l’homme moderne, un être confronté à un monde devenu chaotique, morcelé, complexe, celui-là même que nous connaissons aujourd’hui.

Don Quichotte, premier héros moderne, doit être pour nous cet autre moi-même confronté au silence du monde et à la solitude, condamné au dur devoir d’auto-création : « il faut parcourir le monde, afin d’accomplir quelques hauts faits dignes de gloire et de renom ». « RE /nom », mot dont le choix souligne l’impérieuse nécessité de se rebaptiser soi-même par son action, de se créer, de s’inventer hors d’une filiation qui est rompue, hors d’un modèle sociétal qui est obsolète, hors d’un système spirituel et religieux qui est vacillant. « Chacun de nous est fils de ses œuvres ».

Or, on voit très bien que cette crise nouvelle, à laquelle est confronté don Quichotte en ce 17ième siècle espagnol, est bien celle qui mine et ronge aujourd’hui encore en profondeur nos sociétés et préfigure peut-être l’écroulement de nos civilisations.

 

Illustrations:
Pablo Picasso, « Don Quichotte »; Le Petit Journal du 21/05/1905; dessins de Paul Gustave Doré; Jean Rochefort sur le premier tournage de L’Homme qui tua don Quichotte (Rue des Archives); Gaspar Geza, « Don Quixote », bronze; J. Hulett, « Miguel de Cervantès-Saavedra, 1547-1616, auteur de Don Quichotte ».
 

 

ZORBA le grec a-t-il vraiment existé?

Georges ZORBA

On se souvient du roman de Nikos KAZANTZAKI, Alexis Zorba, dont le personnage principal fut immortalisé à l’écran par Anthony QUINN dans le film de Michael CACOYANNIS, Zorba le grec. Mais sait-on encore que cette âme fantasque n’est pas que pure imagination? ZORBA a bel et bien existé.

KAZANTZAKI écrivait dans son autobiographie : « Au cours de ma vie, mes plus grands bienfaiteurs ont été les voyages et les rêves ; parmi les hommes très peu, vivants ou morts, m’ont aidé dans ma lutte. Si je voulais pourtant distinguer les hommes qui ont laissé plus profondément leur empreinte sur mon âme, je nommerais peut-être Homère, Bouddha, Nietzsche, Bergson et Zorba. » in Rapport au Greco. Et quelques lignes plus loin : « Si je devais dans mon existence choisir un guide spirituel, un Gourou comme disent les Hindous, un Vieillard comme disent les moines du Mont Athos, c’est sûrement Zorba que je choisirais. »

En fait, ZORBA se prénomme Georges ; il est né en Macédoine en 1867. C’est au Mont Athos que KAZANTZAKI fait sa connaissance en 1915 et décide d’entreprendre un bout de chemin avec lui en allant exploiter ensemble une mine de charbon qu’il possède en Magne (terre aride et rude au sud du Péloponnèse). Mais, au-delà du factuel, ce qui interroge c’est l’existence même d’un lien amical fort entre ces deux êtres si diamétralement opposés.

L’homme est habité sans aucun doute, et au plus haut point, par cette force vitale que l’auteur, bien des années plus tard, prêtera à son personnage romanesque : « le regard primitif qui saisit de haut, comme une flèche, sa proie ; l’ingénuité créatrice, chaque matin nouvelle, qui fait voir sans cesse l’univers pour la première fois et donne une virginité aux éléments éternels et quotidiens – le vent, la mer, le feu, la femme, le pain […] le rire éclatant et sauvage […] qui jaillissait […] et abattait  en fait, tous les murs – morale, religion, patrie » in Rapport au Greco.  Mais Georges ne fut-il pas moins hédoniste que jouisseur ? Nihiliste qu’iconoclaste ? Libertaire que tout simplement amoral ?

Lettre de Georges ZORBA à Nikos KAZANTZAKI, juillet 1922:

Car les traces épistolaires qui ont survécu à Georges ZORBA, si elles semblent vouloir témoigner d’une vie bien remplie, sont clairement exemptes de toute posture philosophique. Georges est un homme brut, là où Alexis devient, sous la plume de KAZANTZAKI, un archétype, un sage, un mythe. Un personnage simple, viscéral, instinctif certes mais conscient de pratiquer un accord profond au monde qu’il revendique par chacune de ses actions et exerce dans chacun de ses choix, même les plus contestables.

KAZANTZAKI écrivait dans son Rapport au Greco, résumant l’essentiel de sa pensée : « quand il arrivait qu’une figure réunisse l’héroïsme et la sainteté, elle devenait alors pour moi l’idéal de l’homme ». Et, puisque la plupart des héros kazantzakiens, qui peuplent son théâtre, ses romans et dans une certaine mesure jusqu’à son Odyssée, sont en quête d’un tel idéal, on est en droit de se demander comment intégrer Alexis Zorba à ce panel de personnages qui lui sont en tout point profondément opposés.

Sauf à lire, peut-être, Alexis Zorba comme un aveu, une confession. Certes un roman n’est pas une autobiographie, mais il est trop évident que le duo Zorba – Patron y figure, dans une large mesure, les deux Moi de l’auteur. L’un dit en partie ses tentations, ce qu’il aurait voulu être, l’autre ce qu’il est intrinsèquement. Comment expliquer autrement cet engouement de Nikos KAZANTZAKI, homme cultivé, raffiné et remarquablement intelligent, pour ce rustre inculte, grossier et jouisseur inconséquent qu’était dans la réalité Georges ZORBA. Le personnage romanesque a très largement dépassé son modèle et ceci prouve parfaitement que KAZANTZAKI a modelé un Alexis à l’image de son désir le plus intime, le plus secret. Et c’est bien là tout l’intérêt de cette œuvre belle et touchante à la fois.

Le Professeur Wilhelm Steckel, disciple de Freud et lui-même éminent psychanalyste, recevant KAZANTZAKI à Vienne, diagnostique chez lui la « maladie des ascètes », comme il le confesse lui-même dans son Rapport au Greco. Tandis que Zorba goûte sans compter à tous les plaisirs de la vie, et notamment au bonheur que lui procurent le sexe et les femmes, l’auteur crétois met dans sa bouche de bien étranges paroles :  « Tout ce qu’il y a de bon dans le monde est une invention du diable : les jolies femmes, le printemps, le cochon rôti, le vin, tout ça, c’est le diable qui l’a fait. Et le bon Dieu, lui, a fait les moines, les jeûnes, l’infusion de camomille et les femmes laides, pouah ! » Mais c’est par son personnage alter ego, Patron, que KAZANTZAKI va plus loin encore dans l’aveu : « Je savais, mais je manquais de courage. Ma vie avait fait fausse route et mon contact avec les hommes n’était plus qu’un monologue intérieur. J’étais descendu si bas que si j’avais eu à choisir entre tomber amoureux d’une femme et lire un bon livre sur l’amour, j’aurais choisi le livre ». « Quand je songe à la nourriture que pendant de si longues années les livres et les maîtres avaient offerte à une âme affamée, et à la mœlle de lion que Zorba m’a offerte en quelques mois, j’ai peine à contenir mon amertume et ma fureur. »

Les phrases qui suivent prennent un retentissement tout particulier si l’on se souvient que Nikos KAZANTZAKI les écrivit au terme de sa vie, dans un ouvrage qui lui tient lieu de bilan, comme le suggère son titre, Αναφορά στον Γκρέκο : « Si j’avais écouté la voix, ou plutôt non pas sa voix mais son cri, ma vie aurait acquis une valeur ; je vivrais avec mon sang, ma chair et mes os ce qu’à présent je rêve comme un fumeur de haschisch et accomplis avec de l’encre et du papier. Mais je n’ai pas osé […]. Il m’est souvent arrivé dans ma vie d’avoir honte, parce que j’avais surpris mon âme à ne pas oser accomplir ce que le délire suprême – la substance même de la vie – me criait d’accomplir ; mais je n’ai jamais eu honte de mon âme autant que devant Zorba. »

Se souvenant de la mort de son ami Georges ZORBA survenue en Serbie en 1941, KAZANTZAKI le salue en ces termes dans son autobiographie: « faisons ce que nous pouvons pour que vive encore un peu ce merveilleux mangeur, buveur, bourreau de travail, coureur de jupons, vagabond. Le danseur, le guerrier. L’âme la plus vaste, le corps le plus sûr, le cri le plus libre que j’ai connus dans ma vie… » RG. Un jour, quelque part sur une plage de Crète, un vieux grec du nom d’Alexis s’assiéra sur le sable et chantera devant la mer sur les notes de son santouri. « Des airs macédoniens, des chansons kleftiques, des cris sauvages, le gosier humain revenait à des temps préhistoriques où le cri était une haute synthèse condensant tout ce que nous appelons aujourd’hui : musique, poésie et pensée. ‘’ Akh ! Akh ! ‘’ cria Zorba du fond de ses entrailles et toute la mince croûte que nous nommons civilisation se fendait, livrant passage au fauve immortel, au dieu poilu, au terrible gorille. » AZ .

Et voici que le Zorba, mythifié, devient à son tour faiseur de mythes, donnant, à travers une vision très personnelle de la genèse, la pleine mesure de son personnage et des forces profondes qui le meuvent : « Eh bien, écoute, patron ! Un matin, le bon Dieu se réveille tout cafardeux. ‘’ Quelle espèce de Dieu je suis ? Je n’ai même pas d’hommes pour m’encenser ou jurer par mon nom et me faire passer le temps ! J’en ai assez de vivre tout seul comme une vieille chouette !’’ Il crache dans ses mains, retrousse ses manches, met ses lunettes, prend une motte de terre, crache dessus, en fait de la boue, la pétrit bien comme il faut, confectionne un petit homme et le met au soleil. Au bout de sept jours, il le retire. Il était cuit. Le bon Dieu le regarde et se met à  rire : ‘’- Le diable m’emporte, qu’il dit, mais c’est un cochon dressé sur ses pattes de derrières ! Ce n’est pas du tout  ce que je voulais faire. Je me suis fichu dedans !’’ Il l’attrape par la peau du cou et lui flanque un coup de pied : ‘’ – Allez, ouste ! fous le camp ! Tu n’as plus qu’à faire d’autres petits cochons maintenant, la terre est à toi. File ! […]’’ Mais mon bon, c’était pas du tout un cochon. Il portait un chapeau mou […] Et puis, il avait dans sa ceinture – c’est sûrement le diable qui le lui avait donné – un poignard bien effilé avec écrit dessus : ‘’ J’aurai ta peau !’’ C’était l’homme. Le bon Dieu tend la main pour que l’autre la lui baise, mais l’homme retrousse ses moustaches et il dit : ‘’ – Allez, vieux, tire-toi de là que je passe !’’ » AZ

KAZANTZAKI l’écrit : « A ses côtés le temps avait pris une nouvelle saveur. Ce n’était plus une succession mathématique d’évènements, ni, en moi, un problème philosophique insoluble. C’était du sable chaud, finement tamisé, et je le sentais couler tendrement entre mes doigts. ‘’ – Béni soit Zorba ! il a donné un corps bien-aimé et chaud aux notions abstraites qui grelottaient en moi. » AZ.

Cette rencontre homérique restera une parenthèse à jamais gravée dans l’âme de Nikos KAZANTZAKI, mais pour dégainer le poignard du premier homme de l’Ancien Testament zorbesque, il était déjà trop tard : « j’avais connu Zorba trop tard, il n’y avait plus de salut pour moi » RG.

Albert CAMUS, CALIGULA ou la révolte stérile.


Gérard PHILIPE,
Théâtre Hébertot
septembre 1945

Caligula, pièce en quatre actes, est une œuvre de jeunesse quasi contemporaine de Noces dont on trouve les premières traces dans les Carnets de janvier 1937. En 1936 Camus fonde le Théâtre du Travail qui sera dissout en 1937, après sa rupture avec le parti communiste, mais ce sera pour  fonder aussitôt le Théâtre de l’Equipe à Alger. C’est dans ce contexte qu’il écrit Caligula en 1938 avec l’intention de le mettre en scène et de jouer lui-même le rôle titre avec sa troupe. La guerre le détournera pendant quatre ans de son projet. Et c’est Gérard Philipe qui incarnera finalement Caligula pour la première fois en 1945 au Théâtre Hébertot à Paris. La pièce entre au répertoire de la Comédie française en 1992.

1/ La fin d’une illusion

La pièce s’ouvre sur des patriciens qui cherchent avec inquiétude leur empereur. C’est que Drusilla, sœur et amante de Caligula, vient de mourir et le jeune homme, fou de douleur, a fui le palais. Lorsqu’il rentrera enfin, ce sera avec une vision du monde nouvelle. Il vient en effet de découvrir que les hommes meurent et que rien ici-bas n’est éternel.

Caligula à Hélicon, Act. I, sc. 4 : « Les choses, telles qu’elles sont, ne me semblent pas satisfaisantes. […] Mais je ne le savais pas auparavant. Maintenant je sais. Ce monde, tel qu’il est fait, n’est pas supportable. »

Act. I, sc. 10 : « les choses ne sont pas ce qu’elles devraient être. »

L’Absurde de la condition humaine vient de lui sauter au visage.

Précisons que la mort de Drusilla n’est qu’un déclencheur. C’est moins l’amante qu’il pleure que la fin de ses illusions quant à la possibilité du bonheur : « Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux. » Act. I, sc. 4

En 1958 Albert Camus confesse : « Bien entendu, Caligula s’inspire aussi des préoccupations qui étaient les miennes à l’époque … », révélant ainsi ce que la pièce doit à sa propre expérience. Fauché en plein vol par la tuberculose il sait, comme l’écrit Roger Quilliot, « ce que représente un amour de la vie, une fureur de vivre, qui ne se voudrait pas de limite et se heurte pourtant aux barrières de la maladie. » Ici le personnage théâtral rejoint le drame intime de son démiurge. Notons encore que cette pièce est également empreinte des découvertes intellectuelles faites durant ses années d’études supérieures de philosophie et notamment de sa rencontre avec la pensée de  Nietzsche.

2/ NADA, un minotaure au cœur de la pièce

Dans cette première scène Cherea fait un éloge ambigu de son empereur :

« Cherea : Mais tout allait trop bien. Cet empereur était parfait.

Deuxième patricien : Oui, il était comme il faut : scrupuleux et sans expérience. »

On aura noté l’ironie avec laquelle les patriciens évoquent ici les manipulations politiques dont le jeune empereur est victime. Mais c’est aussi l’innocence de Caligula qui apparaît dans l’évocation de ce manque d’ « expérience ». Sans expérience politique, il est aussi sans expérience de la vie. Ce que confirmera le Premier patricien dans la scène suivante : « C’est encore un enfant ». La mort de Drusilla symbolise donc pour le jeune homme la fin de la candeur et la sortie de l’Eden. En perdant son amour, Caligula découvre le vrai visage du monde ; c’est le voile des illusions qui se déchire devant ses yeux. Il apprend la laideur du monde et découvre le Mal universel. Le Nada nihiliste emprunte les traits du masque mortuaire de Drusilla pour apparaître à Caligula pour la première fois. C’est dans ce choc brutal qu’il faut rechercher les racines du mal de Caligula : le monde tout à coup est dés-enchanté.

Or, c’est précisément ce qui échappe au Premier patricien auquel Camus fait jouer le rôle du naïf : « Il aimait Drusilla, c’est entendu. […] coucher avec elle, c’était déjà beaucoup. Mais bouleverser Rome parce qu’elle est morte, cela dépasse les bornes.[…] En tout cas, la raison d’état ne peut admettre un inceste qui prend l’allure des tragédies. »

C’est le ressort allégorique de la pièce qui se met en place à cet endroit précis du texte. En effet, nous venons de passer d’une expérience individuelle (le chagrin d’un homme qui perd une femme aimée) à une expérience globale qui engage la condition humaine toute entière ; d’où cette référence à la tragédie grecque, « l’allure des tragédies ». La tragédie grecque, territoire d’exploration par excellence de la destinée humaine. Hélicon (personnage cynique et très pessimiste quant à la nature humaine), lui, l’a très bien compris : « Hélicon : Qui vous dit, d’ailleurs, qu’il s’agisse de Drusilla ?

Deuxième patricien : Et de quoi donc alors ?

Hélicon : Devinez. Notez bien, le malheur c’est comme le mariage. On croit qu’on choisit et puis on est choisi. C’est comme ça, on y peut rien. »

La première scène se finit ainsi sur le thème de la fatalité, du fatum, et du tragique qui est repris dès la scène suivante :

« Scipion : Que peut-on faire, Cherea ?

Cherea : Rien. »

Déjà l’omniprésence du mot « RIEN », au début de la pièce, annonçait l’entrée triomphale du « NADA » nihiliste qui s’impose ici en postulat de départ du Caligula et deviendra même un personnage à part entière dans la pièce de 1948,  L’Etat de siège.

Alors qu’ils cherchent l’empereur qui a disparu :

« Le vieux patricien : Rien le matin, rien le soir » 

« Deuxième patricien : Rien depuis trois jours »

« Deuxième patricien : Toute la campagne est battue, il n’y a rien à faire »

Si le mot concerne d’abord les dimensions spatio-temporelles du monde extérieur, nous ne tardons pas à comprendre qu’il s’applique aussi, et d’abord, à l’Homme dans ce qu’il a de plus intime:

« Premier patricien : […] je lui ai demandé ce qu’il avait. 

Deuxième patricien : A-t-il répondu ?

Premier patricien : Un seul mot : ʺ Rien.ʺ »

Voici qui évoque suffisamment l’état d’esprit de Caligula, le sentiment de ce vide intérieur insupportable qui n’aura de cesse de le ronger durant toute la pièce, de cette absence de sens global qui constitue, d’un point de vue philosophique, l’essence même de l’Absurde camusien.

3/ Caligula et la folie

Camus écrit sa pièce après avoir lu l’ouvrage Vie des douze césars de l’historien romain SUETON (fin Ier, début 2ième siècle). Son Caligula empruntera au César historique les apparences de la folie, de la perversité et de la dépravation.

Dans ses didascalies Camus insuffle même un côté grotesque à son  personnage. Alors que celui-ci donne un petit spectacle, en plein milieu de la nuit, devant les patriciens qui croient avoir été conduits au palais pour y être exécutés, Camus en brosse un rapide portrait: « Caligula, en robe courte de danseuse, des fleurs sur la tête, paraît en ombre chinoise, derrière le rideau du fond, mime quelques gestes ridicules de danse et s’éclipse. Aussitôt après, un garde dit, d’une voix solennelle : ‘’Le spectacle est terminé’’ ». Nombreux sont les exemples de ce type dans la pièce.

Ainsi pourrait-on croire, tout d’abord, que c’est la folie qui explique l’insupportable tyrannie qu’exerce Caligula. Pourtant celui-ci l’affirme lui-même: « je ne suis pas fou et même je n’ai jamais été aussi raisonnable ».

Et, de fait, ce n’est pas une nature viciée qui pousse le personnage à commettre le pire mais une ultra-lucidité qui l’a conduit à l’extrémité du désespoir. Si la folie est dans le Caligula historique, le personnage de Camus la contemple, lui, en dehors de lui-même, dans le monde qui l’entoure: c’est l’Absurde.

Or, à défaut de pouvoir combattre ce non-sens universel, il choisit d’y collaborer. Et c’est en cela qu’il peut être considéré comme un autre visage de la « peste camusienne », allégorie d’un Absurde dévorant : « Je ne sais pas si vous m’avez compris, enfin, c’est moi qui remplace la peste. » Act. IV, sc. 9

Car reconnaître que Dieu est mort c’est affirmer que l’homme n’a plus de témoin. C’est dire qu’il n’y a plus ni récompense ni punition.

Tel est le cri que Dostoïevski fait pousser à Ivan Karamazov dans Les Frères Karamazov écrit en 1879 : « Si dieu n’existe pas, tout est permis ». Redoutable postulat car c’est bien en lui que la Liberté sans frein, qu’exerce et expérimente Caligula dans la pièce, trouve toute sa terrible justification.

« Caligula : Aujourd’hui, et pour tout le temps qui va venir, la liberté  n’a plus de frontières ».

Mais chez Camus, comme chez Dostoïevski, le meurtrier qui transgresse l’ordre social et l’ordre universel pour exercer la toute puissance de sa Liberté, s’il croit se mettre au-dessus des hommes, devient sans conteste un monstre moral. C’est aussi cette mécanique- là que Camus entend mettre en lumière dans son Caligula.

A travers son personnage Camus met donc en garde contre le danger d’un nihilisme total, sans compensation, suivant en cela la position prise par Dostoïevski dont Camus disait « On a longtemps cru que Marx était le prophète du XXe et nous découvrons que le vrai prophète était Dostoïevski ». Il a prophétisé l’horreur des dictatures qui allaient ensanglanter le XXe siècle et  pressenti la tragédie d’une humanité sans dieu.

Cherea (le patricien le plus sage) dit à Caligula : « J’ai une autre idée de mes devoirs d’homme. […] Je crois qu’il y a des actions qui sont plus belles que d’autres » et Caligula de lui répondre : « Je crois que toutes sont équivalentes ».

Si tout est permis, tout est égal.

4/ Démesure et péché d’hubris

Ne sentons-nous pas déjà poindre une mise en garde contre la démesure, qui rejoint chez Caligula le péché d’hubris, cette tentation d’égaler les dieux qui constitua le péché suprême  de la Grèce antique ?

Lawrence Alma-Tadema, Ave Caesar! Io, saturnalia! , 1880. Akron Art museum, USA

Dans la tragédie grecque la tension s’opère entre l’obéissance à l’ordre social et l’obéissance à l’ordre divin. Antigone doit choisir entre deux Raisons qui se font face et s’excluent l’une l’autre – bien que toutes deux légitimes: les lois de la cité, incarnées par Créon, qui lui interdisent d’enterrer son frère Polynice et les nécessités supérieures qu’imposent les liens du sang et les dieux et qui, elles, le lui ordonnent.

Or, là où l’héroïne grecque choisit entre deux devoirs, Caligula – lui – prononce un « NON » global, ce qui fait de lui l’homme du Tout ou rien. Un idéaliste dangereux dont la quête s’incarne dans l’allégorie de la lune, cette obsession d’obtenir l’astre nocturne, tâche qu’il confie dès le début de la pièce à Helicon : « J’ai donc besoin de la lune, ou du bonheur, ou de l’immortalité, de quelque chose qui soit dément peut-être, mais qui ne soit pas de ce monde. »

La lune de Caligula est donc à la fois l’incarnation même d’une démesure pleinement assumée en même temps que  l’expression d’une soif de pureté tragiquement désespérée. Aussi, ce qui devrait trahir la folie ultime du personnage dit également (et contre toute attente), à celui qui veut bien lire entre les lignes, l’extrême lucidité d’un Caligula prisonnier d’un désespoir total. Drapé de cette fragilité-là, le personnage ne pourrait-il pas avoir finalement quelque chose de touchant?…

Or, ce paradoxe n’est pas un des aspects les moins intéressants de la pièce.

Caligula opère une sorte de grand écart intellectuel. Il se révolte, et remplit en cela son devoir d’homme camusien, mais cette révolte prend la forme de la plus odieuse des  collaborations. Il est habité d’une véritable soif d’idéal, mais elle le pousse au meurtre. Complexité d’un personnage, et de ses motivations, qui le rapproche un peu de l’ambigüité d’un Lorenzo dans le Lorenzaccio d’Alfred de MUSSET.

Strozzi à Lorenzo : « Tu as pris, dans un but sublime, une route hideuse ».

5/ Caligula ou l’échec du Surhomme nietzschéen 

Les mots du Zarathoustra de Nietzsche pourraient être ceux de Caligula aux patriciens : « Je vous enseigne le surhomme. L’homme est quelque chose qui doit être surmonté », in Ainsi parlait Zarathoustra.

Mais que nous dit Nietzsche?

Avec son cri: « Le grand Pan est mort », il annonce la mort de Dieu. Le ciel est vide, il n’y a pas d’arrière monde. Tout se joue Ici et Maintenant. Nietzsche mise alors tout sur l’Homme et rêve d’une surhumanité qui, libérée des anciennes illusions pourrait enfin progresser librement. Mais sa réalisation nécessite de déchirer sans complaisance le voile des consolations  illusoires qui poussent l’homme au confort et à la paresse intellectuelle : la religion et l’idée que l’homme doit attendre la vie après la mort pour être justifié et récompensé, la morale, issue du religieux, l’ordre social qui inhibe toute liberté individuelle d’autocréation. Donc, pour que le surhomme puisse advenir il faut commencer par éradiquer la morale classique qui n’est pas encore morte et pratiquer le « grand mépris » : mépris du bonheur, de la raison, de la vertu et de la justice.

Ne serait-ce pas exactement le sens de la démarche de Caligula ?

Caligula qui bafoue la morale, nie les règles de la cité et l’Ordre établi, dont l’empereur est pourtant le représentant et le garant, et promulgue le chaos général, plongeant les citoyens romains dans  l’insécurité permanente.

C’est que, par tous ces procédés, il entend les pousser à la lucidité et donc à la révolte : « dès l’instant où tu me prêtes une décision et la contrecarres, cela implique une révolte chez toi. Cela est bien. » Act. II, sc. 10

Alors que les patriciens semblent vouloir dire face à l’horreur de la situation : « Comment fera-t-on pour conserver l’homme ? », Caligula semble répondre avec Zarathoustra : « Comment fera-t-on pour surmonter l’homme ? ». 

Un triptyque de personnages met parfaitement en lumière cette visée ultime de Caligula :

Les patriciens accepteront toutes les humiliations tant ils tremblent pour leur vie et le sort que Caligula leur fait subir vise à les pousser à la révolte. Pourtant, il ne fera qu’exacerber leur bassesse. Lâches, vils et serviles, Camus en a fait des personnages anonymes dans le texte : Premier patricien, deuxième patricien, le vieux patricien… C’est dire leur essence inférieure. Représentant l’Homme limité à la dimension la plus basse de la condition humaine, ils sont « les singes » de Zarathoustra : «  Qu’avez-vous fait pour le surmonter [l’homme]?
[…] Qu’est-ce que le singe pour l’homme ? Un objet de risée ou une honte douloureuse. Et c’est exactement cela que l’homme doit être pour le surhomme : un objet de risée ou une honte douloureuse. »

Chereaface à eux, incarne un type humain plus noble. Caligula lui témoigne d’ailleurs un véritable respect : «  Cherea, crois-tu que deux hommes dont l’âme et la fierté sont  égales peuvent, au moins une fois dans leur vie, se parler de tout leur cœur – comme s’ils étaient nus l’un devant l’autre, dépouillés des préjugés, des intérêts particuliers et des mensonges dont ils vivent ? »  Act. III, sc. 6

De son côté Cherea, tandis que Caligula lui demande pourquoi il ne l’aime pas, confesse : « parce que je te comprends trop bien et qu’on ne peut aimer celui de ses visages qu’on essaie de masquer en soi.» idem

Ce qui sépare les deux personnages n’est donc pas leur vision première du monde : tous deux voient l’injustice que le destin fait aux hommes. Mais c’est la réponse qu’ils ont choisi d’apporter à cette question cruciale du sens à donner à l’existence. Face au « tout est permis, tout est égal » de Caligula qui, au nom de l’idéal et du sublime finit par nier l’Homme, Cherea répond par un respect de l’Ordre moral et social qui protège l’Homme de lui-même et de ses instincts.

S’il est donc un homme pur, capable de révolte – c’est lui qui mènera la cabale contre l’empereur – toutefois n’est-il pas encore libéré des illusions puisqu’il agit au nom des valeurs anciennes de la cité.

Le jeune poète Scipion, quant à lui, incarne la dimension dionysiaque de la vie. Dionysos, dieu du génie artistique – poésie, théâtre, danse (domaines très présents dans la pièce) – mais aussi de l’ivresse qui symbolise chez Nietzsche les forces créatrices que l’Homme supérieur peut convoquer pour s’autocréer.

En assassinant son père, Caligula va libérer en Scipion un désespoir sans compensation lui faisant ainsi embrasser de force sa vision désespérée du monde. 

Notons encore qu’au moment de l’assassinat de Caligula chacun des personnages de ce triptyque agira conformément à sa logique : « Le vieux patricien le frappe dans le dos, Cherea en pleine figure. Le rire de Caligula se transforme en hoquets. […] Caligula, riant et râlant, hurle: Je suis encore vivant! »

Lawrence Alma-Tadema, A roman emperor (Murder of Caligula), 1871. Walters Art Gallery, Baltimore

Ce « Je suis encore vivant ! » offre une conclusion éminemment sombre à la pièce. Car cela induit qu’au moment où meurt un tyran, le Destin – lui – continue à jamais son œuvre dévastatrice. On ne tue pas la Peste. Une décennie plus tard, le docteur Rieux ne contredira pas Caligula:  » Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais […] et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse. », épilogue de La Peste.

En Conclusion:

Les études de philosophie du jeune Camus l’ont poussé à explorer, avec Caligula, la voie d’un nihilisme total, mais ce ne sera que pour mieux la rejeter. Au moment de mourir, Camus contraint son personnage à confesser son échec : « Je n’ai pas pris la voie qu’il fallait, je n’aboutis à rien. Ma liberté n’est pas la bonne. » Et c’est encore le docteur Rieux de La Peste qui lui donnera la réplique: « tous les hommes qui, ne pouvant être des saints et refusant d’admettre les fléaux, s’efforcent cependant d’être des médecins. »

C’est que la liberté de Caligula l’a détourné des hommes, ses semblables, le condamnant à une insupportable solitude. Camus le fait mourir finalement pour avoir pêché contre l’Homme. « On ne se sauve pas contre les hommes », dira Camus.

Cette pièce ouvre ainsi les cycles de l’œuvre camusienne en mettant en scène le versant le plus abrupt de l’Absurde, c’est-à-dire un absurde qui n’a pas encore trouvé les compensations qui se feront jour plus tard. Notamment dans L’Etranger, et le « cycle du solitaire », qui explore la voie d’un hédonisme tout méditerranéen et d’une fraternité avec le monde ou dans La Peste, et le « cycle du solidaire », où l’auteur prend le parti de  l’humanisme.

Dans une interview de 1959, alors qu’il est interrogé sur sa mise en scène des Possédés de Dostoïevski, Camus ne reniera rien des premières certitudes qui se faisaient déjà jour – en négatif – dans son Caligula. Parlant des conjurés assassins des Possédés,  il évoque le plus grand des péchés qui soit en ces termes : « le vide du cœur, l’impossibilité d’adhérer à une foi, une croyance quelconque ».

Caligula aura des successeurs dans l’œuvre de Camus : le Stepan des Justes, Nada et la Peste de L’Etat de siège, Martha dans Le Malentendu et les patriciens eux-mêmes trouveront une réplique dans le Clamence de La Chute.

« Le Jardin des délices » de Jérôme Bosch : lecture des symboles

Jheronimus BOSCH (1450-1516) est un peintre néerlandais appartenant aux Primitifs flamands, courant pictural qui se développa dans les villes opulentes des pays du Nord (Bruxelles, Bruges, Gand…) aux XV et XVIième siècles.

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Le Jardin des délices, peint vers 1503, est un triptyque représentant à gauche l’Eden, à droite l’Enfer et au centre la troupe des descendants d’Adam et Eve. Si la lecture des deux panneaux des extrémités est sans ambiguïté, il n’en va pas de même de la partie centrale dont l’interprétation n’a cessé de faire polémique chez les historiens de l’art.
Pris entre Paradis et Enfer, la logique a souvent voulu faire de ce panneau central l’expression de temps de débauche consécutifs au péché originel et annonçant la punition divine ultime. Une lecture religieuse s’impose donc en premier lieu mais, face à l’originalité si déroutante de cette représentation, demandons-nous plutôt ce que pourrait apporter d’éclairage une lecture symbolique de l’œuvre.

 

1- La composition :

Une découpe du panneau en trois parties horizontales  semble pertinente tant du point de vue de l’analyse de la composition que de la symbolique véhiculée par chacune de ces parties de l’œuvre.
Notons que les Primitifs flamands ont constitué un trait d’union entre le Moyen-âge et la Renaissance. Moyen-âge qui ne connaît pas encore la perspective albertienne (avec point de fuite) et  traite l’éloignement des éléments représentés par « empilement » (les plus proches du spectateur sont placés en bas tandis que les plus éloignés sont disposés en haut de la toile). Procédé que nous retrouvons ici chez BOSCH associé à une perspective de réduction (objets décroissants en fonction de leur éloignement).

Or, si cette composition particulière vise à rendre l’organisation géographique du paysage peint, elle instaure aussi une hiérarchie chronologique dans les scènes représentées.

 

2- Dans les eaux primordiales:

La partie haute du panneau semble essentiellement travaillée par un face à face entre le principe féminin et le principe masculin. Nombreuses sont les formes dressées, pics, pointes et flèches, qui symboliquement sont clairement phalliques. Leur répondent d’aussi nombreuses formes circulaires, comme autant de matrices et autres rondeurs toutes féminines.

Les couleurs usitées viennent surdéterminer ce duo masculin/féminin. Des roses tendres s’allient à des bleus délicats. Couleurs qui disent la douceur et la pureté. Bleu des eaux primordiales et pureté ouranienne ; rose de la chair tendre et virginale. Le péché n’a pas encore fait œuvre totale.

Mais il est important de noter que, loin de s’affronter, ces deux principes sont ici harmonieusement liés comme en témoigne tout particulièrement la représentation centrale qui en accomplit une parfaite synthèse (voir les encadrés orange où se trouvent réunis Ying et Yang, yoni et linga).

C’est qu’il s’agit, dans cette partie, de la représentation de la  Matrice universelle d’où vont surgir (dans le second bandeau  de la peinture) toutes les créatures appelées à peupler le monde. Nous sommes, dans cette première strate, dans un temps tout proche encore du Grand Temps édénique. Le vivant y est surpris dans une certaine indistinction ou indécision des formes. Hommes et créatures féériques s’y côtoient en effet dans une sorte de joyeuse et bienheureuse exubérance primitive.

Des créatures humaines tentent déjà  -maladroitement- de s’extirper des eaux primordiales de la Matrice et de rejoindre le rivage. A gauche, une coquille d’œuf ouverte dit la fin de la gestation autant qu’elle trahit le désir d’un retour au ventre maternel protecteur du petit groupe qui tente de s’y hisser. Sans doute ces hommes-là ont-ils déjà compris que naissance rimera désormais avec éviction et chute. A droite, une planche de bois (peut-être) évoque un pont fragile et la difficulté du passage d’un état à l’autre.

 

3- Et voici qu’apparut la cohorte des hommes:

Dans la partie centrale du panneau, le vivant semble s’être spécifié. Femmes et hommes ont été séparés : tandis que les premières sont réunies dans le lac central (soulignant le lien qu’entretient depuis la nuit des temps la femme avec l’eau dans l’imaginaire collectif), les hommes effectuent tout autour d’elles une vaste ronde. On remarque parmi eux cueilleurs, chasseurs et pêcheurs. Hommes noirs et blancs.
Il reste peu d’animaux féériques. Quelques licornes et un griffon se sont glissés-là, échappés du bestiaire médiéval. On note, en revanche, la mise en avant par BOSCH du principe de diversité. Animaux du ciel, de la terre et de la mer ainsi que des spécimens de tous les continents y côtoient l’espèce humaine en bonne intelligence.


Serait-ce pousser trop loin l’interprétation que de signaler combien la bande de terre qui traverse cette partie de la peinture (d’un vert plus clair au centre, plus soutenu à l’extérieur pour mieux en souligner les contours et trouée en son centre d’un cercle d’eau)  entretient une ressemblance troublante avec une scène d’accouchement? Quant aux quatre  bras d’eau (les quatre rivières de l’Eden) qui coulent paisiblement entre les terres de la partie supérieure de la peinture, peut-on considérer qu’ils pourraient figurer vaguement les contours d’un grand utérus? Après tout, BOSCH nous invite ici à voir sortir les espèces (humaine et animale) du ventre de la Mère universelle.

 

4- Délicieux délices!

Couleurs tendres, multitude des formes arrondies, fleurs et fruits à profusion, tout dans cette troisième et dernière partie semble marquer l’abondance, la plénitude, le bonheur. Hommes et femmes se sont retrouvés et l’intimité du couple est largement célébrée par toutes les coques, bulles et corolles douces et voluptueuses qui abritent leurs amours comme autant d’alcôves secrètes.  Mais le ver ne serait-il pas dans le fruit?

Dans un coin de la peinture une étrange créature agite ses membres dans un certain désordre. C’est l’androgyne primitif ! L’Homme total, désormais déchu, celui-là que Zeus coupa en deux selon Platon pour mettre un terme à son arrogance. Depuis ces temps lointains la fonction du couple, comme celle  de l’acte sexuel, est de tenter l’impossible réunification des principes opposés. La représentation choisie par BOSCH a des  airs de mascarade ce qui dit assez le caractère illusoire de cette pauvre tentative.

Aussi, est-ce faute de pouvoir retrouver la plénitude originelle qu’hommes et femmes se livrent, sous nos yeux, à bien des turpitudes ? L’amour y apparaît sous toutes ses formes dans la plus grande décomplexion. L’abondance des fruits n’a rien d’innocent. Fidèle à la symbolique du Moyen-âge une belle fraise, bien ronde et bien rouge, représentera le sexe féminin ; autres framboises, mûres, prunes ou cassis disent eux aussi le plaisir de la sexualité. On pratique, ça et là, la chose de diverses manières; sodomie et auto érotisation sont illustrées sans détour.

 

 

Pourtant, c’est bien le sentiment d’une déconcertante innocence qui semble émaner de ce tableau. Et c’est peut-être cela, plus que toute autre chose, qui trouble le spectateur habitué à voir jeter sur la sexualité l’anathème religieux. La trivialité est traitée par BOSCH avec grâce (motifs de fruits et de fleurs), élégance (des formes et des couleurs) et sans doute une pointe de malice (quoique le mot soit terriblement inadéquat puisque de diablerie ici il n’y en a point).

Le peintre nous invite-t-il à considérer un temps où l’idée du plaisir aurait coexisté sans encombre avec l’idée de la pureté ? Adam et Eve eux-mêmes étaient nus avant que de le savoir et d’en prendre conscience. Ils vivaient alors une heureuse nudité. Le péché arrive avec la feuille de vigne ; il la précède à peine.
N’oublions pas que c’est l’Eglise qui a choisi d’orienter la lecture du « péché originel » vers une signification sexuelle. Le ver dans la pomme (quoique de forme phallique) ne représente pas la tentation charnelle mais bien la soif de Connaissance qui pousse Adam et Eve à vouloir partager un savoir que n’appartient qu’à Dieu. Leur péché est un péché d’hubris, dans le droit fil de la tradition antique concomitante du christianisme primitif.

Les deux personnages étranges, au centre et en bas de la toile, représentés tête en bas et de forme hybride, sont-ils une clef offerte au spectateur pour nous inviter à une lecture inversée, c’est-à-dire non plus une lecture du péché originel, de ses déclinaisons et de ses corruptions, mais d’un temps des origines où le concept même de péché n’existant pas encore le bonheur terrestre était possible?

Pourtant on sent confusément que tout est en voie de basculement. Le Mal rode en périphérie; il a commencé à s’infiltrer. Ici on se cache, là on espionne, là encore on violente… Une colonne cassée, au coin à droite… Le temps a commencé sournoisement son œuvre de destruction.

 

Pour conclure, je dirais que le triptyque, considéré dans son entier, nécessite une lecture linéaire (horizontale/chronologique) et biblique. En revanche, le panneau central semble y vivre d’une vie interne propre et particulière. De nombreux éléments y débordent très largement du cadre purement chrétien et appellent à eux des éléments empruntés à l’imaginaire féérique du Moyen-âge et même de l’Antiquité, à l’ésotérisme et à l’alchimie. On y est invité à pratiquer une lecture verticale plurielle qui révèle une vision quasi mythologique des premiers âges de l’Homme.

Cette double lecture en croix ne lasse pas non plus de nous troubler, pris que nous sommes entre deux grilles de symboles  contradictoires.

Mais que l’on tourne l’œuvre et nos yeux dans tous les sens, le mystère du Jardin des délices reste entier et le génie de l’imaginaire de BOSCH sans pareil!

Pour ceux que cet article aurait intéressés, je vous suggère de poursuivre la prospection de l’univers si étrange de Bosch par la lecture du texte de Nicolas Heckel, La tentation de Saint Antoine : une échappée par le rêve, de Bosch à Flaubert que je découvre à l’instant avec un réel plaisir:  http://journals.openedition.org/lcc

Bonne lecture!

 

 

Des Noces de CAMUS à Alexis Zorba de KAZANTZAKI : une vision grecque du monde.

Le 28 avril 1955 Albert Camus, lors d’un voyage en Grèce, confiait au journaliste de To βima, avec son admiration pour l’œuvre de Nikos Kazantzaki, sa préférence pour le personnage de Zorba : « Je connais évidemment vos poètes, un Sikélianos, un Kavafi, mais s’il est un écrivain grec moderne que je connais bien et que j’admire c’est Kazantzaki. J’ai lu ses tragédies et son Zorba. Ce me semble être une œuvre plus grecque, avec plus de couleurs… Zorba est une force vive, un homme. »

Camus a-t-il reconnu en Zorba un « frère de soleil » du jeune homme des Noces ? A-t-il deviné en lui une sensibilité, une philosophie, proches de celles du peuple d’Alger dont L’Eté fait l’éloge ? Toujours est-il qu’à Manolios, rongé par l’obsession du salut de l’âme, Camus a préféré le tonitruant Zorba. A l’ascèse chrétienne qui traverse Le Christ recrucifié, il a préféré l’inspiration grecque qui parcourt Alexis Zorba. Et de fait, nous pouvons considérer que cet ouvrage est celui qui ramène le plus sûrement Nikos Kazantzaki à ses origines méditerranéennes. Soulignons en effet qu’Alexis Zorba peut apparaître comme un texte atypique. L’éthique qui traverse la plupart des ouvrages de Kazantzaki et anime la majorité de ses héros est, nous le savons, essentiellement guerrière. Lorsqu’il naît en Crète, son île est encore occupée par les Turcs et la société dans laquelle il voit le jour magnifie les vertus combattantes et pose en modèles les palikares, héros des insurrections successives contre l’occupant. Ainsi, ce qu’il retiendra de cette enfance, et qui lui donnera profondément le sens du tragique de l’existence humaine, c’est la nécessité impérieuse de la lutte. Si au fil de sa réflexion l’ennemi change de visage, l’éthique du combat restera en revanche, sa vie durant, une permanence, l’axe autour duquel évolue sa pensée et se forme son ascèse. C’est pourquoi nous retrouvons toujours dans ses textes les deux mots: « combat » et « montée »: le premier emprunté à la tradition crétoise, le second enrichi d’une dimension spirituelle qui trouvera en Christ son modèle le plus parfait. Ce n’est pas un hasard si Kazantzaki choisit de débuter son autobiographie par ces mots: « Tout homme digne d’être appelé fils de l’homme charge sa croix sur ses épaules et monte à son Golgotha… je veux dire au sommet de [ son ] devoir » . Car, pour Nikos Kazantzaki, comme pour Nietzsche qui sera l’un de ses maîtres, « l’homme est quelque chose qui doit être surmonté », pour reprendre les termes du Zarathoustra. Or, ce devoir de dépassement de soi, annoncé dès Ascèse écrit en 1923, est une préoccupation étrangère à Zorba qui, comme nous allons le voir, vit sur des valeurs autres que celles héritées par l’auteur de la tradition crétoise, du modèle christique ou encore de la pensée allemande. Et de fait, Zorba est un héros dionysiaque isolé dans le panel des héros kazantzakiens. Il est à cet égard plus proche du Camus des Noces, ou de la jeunesse algéroise décrite dans L’Eté, que des héros solaires et apolloniaques de Kazantzaki, âmes guerrières obsédées par la nécessité de leur propre dépassement et hantées par la quête d’une certaine immortalité.

Zorba est, à l’instar du peuple algérien décrit par Albert Camus, celui qui aime la vie avec passion, croit le bonheur possible et entretient avec le monde qui l’entoure un rapport à la fois sensuel et fraternel. Or, d’une œuvre à l’autre, l’homme méditerranéen, tel qu’il se dessine, présente les mêmes caractéristiques et s’oppose de la même façon à la vision judéo-chrétienne du monde.

Ce que dit en effet Noces, c’est d’abord l’entente passionnée de l’homme et de l’univers. Le jeune Camus qui vit une journée d’ivresse dans « l’odeur volumineuse… et la chaleur énorme » de Tipasa n’est pas si différent du Zorba qui s’interroge en ces termes: « Quand est-ce que les oreilles des gens s’ouvriront? Quand est-ce qu’on aura les yeux ouverts pour voir? » Tous deux souhaitent « voir et voir sur cette terre » , non plus en spectateur mais dans un élan d’intense communion. Tandis que le jeune essayiste déclare avec beaucoup de lyrisme: « tenter d’accorder [ sa ] respiration aux soupirs tumultueux du monde » ou écrit encore: « J’apprenais à respirer, je m’intégrais et je m’accomplissais », Zorba, d’une façon plus fruste, plus primitive, mais avec un instinct encore plus sûr, s’emploie à chaque instant à ne faire qu’un avec le monde. S’il faut à Camus, en cette occasion, toute la magie des ruines de Tipasa pour connaître une journée de noces, Zorba, lui, semble parvenir à cet accord jusque dans les manifestations les plus insignifiantes de son existence. Qu’il contemple les dauphins dans la mer Egée, qu’il admire une fleur nouvelle au printemps, qu’il se jette dans la danse jouant avec la terre et l’espace dans un élan de cosmisation, qu’il s’enivre de la musique de son santouri, qu’il travaille à la mine ne faisant plus qu’un avec la terre et le charbon, nous voyons bien que, comme l’écrit Kazantzaki, il « sentait la matière avec une infaillible sûreté ». Et c’est finalement la même réalité que Camus et Kazantzaki expriment lorsque le premier rend ainsi son expérience: «répandu aux quatre coins du monde […] je suis ce vent et dans le vent, ces colonnes et cet arc, ces dalles qui sentent chaud et ces montagnes […] jamais je n’ai senti, si avant, à la fois mon détachement de moi-même et ma présence au monde », tandis que Kazantzaki qui décrit le mode d’être propre à Zorba note: «L’univers s’écoulait, terres, eaux , pensées, hommes, vers une mer lointaine, et Zorba s’écoulait avec eux, sans apporter de résistance, sans interroger, heureux. » Mais, à travers leur capacité à s’intégrer au monde, c’est bien une philosophie de l’existence qui se révèle. Patron, parlant de son ami Zorba, dit en effet: « j’admirais avec quelle crânerie, quelle simplicité, il s’ajustait au monde, comment son corps et son âme formaient un tout harmonieux, et toutes choses, femmes, pain, eau, viande, sommeil, s’unissaient joyeusement avec sa chair et devenaient Zorba. Jamais je n’avais vu si amicale entente entre un homme et l’univers. » Or, le choix du mot Harmonie fait bien de Zorba, par la fraternité qui le lie au monde, un fils de la Grèce antique. Sa filiation avec la pensée grecque Camus, lui, n’aura de cesse de la revendiquer. Reprenant l’hymne de Déméter il affirme : « Heureux celui des vivants sur la terre qui a vu ces choses. […] Aux mystères d’Eleusis, il suffisait de contempler. » Ce qui apparaît clairement ici c’est que, d’une rive à l’autre, la Méditerranée offre toujours, de siècle en siècle, la même leçon. Camus la résume très simplement en quelques mots: « L’Unité s’exprime ici en termes de soleil et de mer. » Dans leur capacité à retrouver « cette patrie de l’âme où devient sensible la parenté du monde », ils rejoignent la conception grecque d’un l’homme qui participe à la nature et s’opposent au christianisme qui considère l’homme comme coupé d’une nature dont il doit s’assurer la maîtrise.

Dans cette Méditerranée exubérante, à la vie bruyante et colorée, à la nature prodigue, tout invite à la vie et favorise l’exaltation des sens. Il ne faut pourtant pas s’y tromper, Zorba, pas plus que Camus et avec lui la jeunesse algéroise, ne sont de simples hédonistes. Leur passion de vivre s’enracine, à n’en pas douter, dans leur conscience profonde de la mort et de l’absurde. Camus l’affirme, ce qui rend la vie exaltante c’est la certitude de la perdre et cet enseignement ne va pas sans quelque amertume. Une telle lucidité anime aussi bien Zorba que Patron. Elle fonde le choix de vie d’un Zorba qui s’interroge lui-même: « Dis donc, mon vieux Zorba, jusqu’à quand tu vas vivre et palpiter des narines? Il ne te reste plus beaucoup de temps pour humer l’air [ … ] vas-y, aspire à fond! » De même, elle est le ver qui ronge la conscience de Patron incapable, lui, d’embrasser la philosophie zorbesque et de renoncer à tout espoir de salut. Il n’est pourtant pas le dernier à comprendre « le terrible avertissement [ qui nous est donné ] que cette vie est unique pour l’homme, qu’il n’y en a pas d’autre et que tout ce dont on peut jouir, c’est ici qu’on en jouira. Il ne nous sera donné, dans l’éternité, aucune autre chance ».

Mais il est particulièrement intéressant de souligner que c’est à la Méditerranée que Camus entend rattacher cette amère sagesse. Parlant de l’Algérie il écrit: « Ce pays […] ne promet ni ne fait entrevoir. Il se contente de donner, mais à profusion. [ … ] Ce qu’il exige, ce sont des âmes clairvoyantes, c’est-à-dire sans consolation. Il demande qu’on fasse un acte de lucidité comme on fait un acte de foi. » Parlant de ses frères de soleil il salue la fierté tragique que recèle leur goût de la vie: « Ce peuple tout entier jeté dans son présent vit sans mythes, sans consolation. Il a mis tous ses biens sur cette terre et reste dès l’instant sans défense contre la mort. [ …] singulière avidité qui accompagne toujours cette richesse sans avenir. [ …] rien où accrocher une [ … ] éthique ou une religion, mais des pierres, la chair, des étoiles et ces vérités que la main peut toucher. » Ainsi ces deux auteurs, également partis du constat de l’absurde de l’existence humaine, « la vie est [ … ] misérable, indigne de l’homme » proteste Kazantzaki tandis que Camus parle de « la certitude consciente d’une mort sans espoir » , renvoient leurs personnages méditerranéens  (Alexis Zorba, Patrice Mersault dans La Mort Heureuse ou le Meursault de L’Etranger ) vers la vie immédiate comme vers l’unique certitude que la promesse de mort ne saurait leur ravir. Zorba a fort bien compris que seul le parti pris de l’instant pouvait réintégrer du sens dans nos existences. C’est pourquoi il s’emploie avec tant de passion à être présent au monde. Vendanger la minute qui passe telle est la réponse de Zorba à la mort qui nous harcèle et c’est la même, notons-le, que celle choisie par l’homme absurde, Don Juan, dans Le Mythe de Sysiphe. Au « carpe diem et minimum credula postero », Zorba répond à sa façon: « J’ai cessé, dit-il, de me rappeler ce qui s’est passé hier, cessé de me demander ce qui se passera demain. Ce qui se passe aujourd’hui, en cette minute, c’est de ça que je me soucie. Je dis: Qu’est-ce que tu fais en ce moment, Zorba ? – Je dors. – Alors, dors bien! – Qu’est-ce que tu fais en ce moment, Zorba? – Je travaille. – Alors, travaille bien! – Qu’est-ce que tu fais en ce moment, Zorba? – J’embrasse une femme. – Alors, embrasse-la bien, Zorba, oublie tout le reste, il n’y a rien d’autre au monde, rien qu’elle et toi, vas-y! » C’est pourquoi Zorba s’oppose radicalement à la philosophie du vieux grand-père qui déclarait agir comme s’il ne devait jamais mourir: moi, dit Zorba,    « j’agis comme si je devais mourir à chaque instant » . Si tous deux affichent une égale passion de vivre, seul Zorba témoigne de cette âpre lucidité où l’homme trouve, en même tant qu’une dignité reconquise, les moyens de la révolte. De même Camus puise-t-il dans son horreur de mourir toute sa « jalousie de vivre » . « Comment faire comprendre pourtant que ces images de la mort ne se séparent jamais de la vie? Les valeurs ici sont étroitement liées » , souligne-t-il. Mais cette sagesse, où s’équilibre la vie et la mort, c’est à un peuple tout entier qu’il l’emprunte car, dans sa joyeuse simplicité, la jeunesse d’Alger ne dit pas autre chose lorsqu’elle s’adonne aux caresses de la mer et du soleil dans une totale indifférence au lendemain ou lorsque les jeunes filles s’offrent aux baisers sous les murs du cimetière de la ville. La philosophie que distillent les croque-morts algérois, pour plaisante qu’elle soit, n’en est pas moins lourde d’avertissements lorsque, roulant à vide, ils lancent aux jolies filles: « Tu montes, chérie? » Et Camus de conclure: « Rien n’empêche d’y voir un symbole, même s’il est fâcheux. » Pour tous ces méditerranéens c’est sur l’instant qu’il faut donc miser. « La vie n’est pas à construire, mais à brûler » affirme Camus, tandis que Zorba conseille à Patron de faire un tas de tous ses bouquins et d’y mettre le feu pour mieux brûler la vie , c’est-à-dire renoncer à une interrogation métaphysique stérile pour s’investir tout entier dans l’intensité de l’instant.
Or, ce parti pris de l’instant renvoie une fois encore ces hommes méditerranéens à leur héritage antique. Rejetant l’ailleurs et le plus tard chrétien ils ont choisi de vivre ici et maintenant. Si le christianisme nous oblige à choisir entre Dieu et le monde, comme le souligne Camus , il est clair qu’ils ont délibérément choisi d’asseoir leur royaume en ce monde. En rejetant la morale chrétienne Zorba éloigne le mirage de ce que Nietzsche appelle les arrières-mondes, chasse l’espoir et « les indignes consolations ». Ces héritiers de la Grèce ancienne sont eux aussi indifférents à l’immortalité. Nul désir chez eux de lier leurs actes à un quelconque espoir de récompense ou à la peur du châtiment futur. C’est pourquoi Camus peut écrire que « le mot vertu est sans signification dans toute l’Algérie » . Non que ces hommes soient sans principes, mais parce qu’ils vivent sur d’autres valeurs que Zorba résume bien à sa façon: « Se jeter partout la tête la première! Dans le travail, le vin, l’amour, et ne craindre ni Dieu ni diable. » C’est pourquoi Patron hésite entre l’admiration et le désaveu lorsqu’il apprend que Zorba, parti à Candie chercher du matériel pour la mine, y vit dans la débauche en dilapidant son argent. Au fond de lui-même il devine que son vieux compagnon a sans doute trouvé moins coupable de tromper dame Hortense que de tromper la Vie, moins déshonorant de voler Patron que de voler l’existence magnifique et brève. De même Camus salue-t-il dans le peuple d’Alger, ces hommes qui ont su ne pas « pécher contre la vie. Car s’il y a un péché contre la vie, ce n’est peut-être pas tant d’en désespérer que d’espérer une autre vie, et se dérober à l’implacable grandeur de celle-ci. Ces hommes n’ont pas triché » , conclut-il. C’est donc moins l’immoralité des algérois ou de Zorba qui séduit respectivement Camus et Kazantzaki que leur immoralisme c’est-à-dire leur refus de lier leur action à un plus tard qui les détournerait de cette terre.
Ainsi, leur amour passionné de la vie, leur présence au monde, leur refus des espoirs trompeurs, sont autant de traits qui rapprochent ces hommes d’une conception grecque de l’existence mais, au delà même de la pensée antique, ce sont des éléments que la terre méditerranéenne, qu’elle soit Grèce ou Algérie, enseigne à ses enfants au contact de la mer et du soleil, au contact d’une vie qui est un appel permanent aux sens et au jouir. L’homme méditerranéen, face à la promesse d’une mort certaine, sait du moins que le présent recèle les chances d’un bonheur immédiat. Sa philosophie consiste alors à rejoindre les Anciens dans leur commune acceptation de la Vie et de la Mort qui leur ouvre, en même temps que les voies d’une vraie Sagesse, celle de la Mesure et de l’Harmonie et d’une dignité reconquise sur le Destin.

 

Venez découvrir les artisans du Faubourg Saint-Antoine

Le Faubourg Saint-Antoine a été dès le XVIIème siècle l’un des lieux privilégiés de la création parisienne. Menuisiers, ébénistes, métallurgistes, céramistes, manufactures de tissus se sont donc établis dans cet espace libéré des contraintes liées aux corporations.

Aujourd’hui ce secteur est toujours un lieu propice à la création artistique. De nombreux artisans et restaurateurs y sont encore établis et c’est l’un des pôles actifs du design contemporain avec, notamment, la présence de l’Ecole Boulle dans le XIIème arrondissement.

Plusieurs évènements seront ainsi proposés sur une semaine, fin septembre 2017, visant à parler de l’histoire du Faubourg Saint-Antoine et de la place qu’a pu y occuper l’artisanat. Cela prendra la forme de rencontres, articles publiés en ligne et visites d’ateliers.

Ces évènements gratuits sur inscription sont organisés par l’association Art Faubourg 11.

Venez nous retrouver sans plus attendre sur :       

              https://artfaubourg11.wixsite.com/artfaubourg11         

La « Vénus aux tiroirs » et autres corps-tiroirs chez DALI

Vénus aux tiroirs, 1936      Salvador DALI, Vénus de Milo aux tiroirs, 1936

 

En détournant la Vénus de Milo, et en la transformant en simple objet (meuble à tiroirs), DALI suggérait-il que l’idéal esthétique grec était dépassé?

La quête du Beau, qui traversait tout l’art antique, est remplacée par le désir de prospecter les territoires de l’Inconscient, du rêve et du non-dit qui anime les Surréalistes et leur laisse espérer la possibilité de renouveler l’art.

Voici qui explique le sentiment qu’a DALI de s’inscrire, avec sa Vénus aux tiroirs, dans une voie nouvelle : « La civilisation grecque n’a pas connu l’introspection ni Freud ni le christianisme. Avec les tiroirs, il est désormais possible de regarder l’âme de la Vénus de Milo à travers son corps. » Notons toutefois que ces propos font peu de cas du « Connais-toi toi-même » de SOCRATE…

Le tiroir frontal de la Vénus suffirait à lui seul à évoquer la psyché. Mais  c’est tout le deuxième topique freudien qui est convoqué dans cette œuvre à travers le tiroir ventral, lieu secret du Ça pulsionnel, auquel répond cette niche négociée dans le crâne de la Vénus, temple du cogito et du Surmoi.

Pourtant cette œuvre de DALI  ne se contente pas d’inviter à prospecter l’Inconscient, elle explore aussi les mystères de la féminité. L’emplacement des tiroirs n’est en effet pas anodin. Jambe, ventre, seins, tous les lieux de la séduction sont soulignés faisant tout à la fois de son Aphrodite l’image emblématique de la beauté idéale et un objet de séduction beaucoup plus concret et pulsionnel. Ainsi, le choix de la fourrure qui orne les boutons des tiroirs évoque d’abord très simplement les houppettes à poudre de riz et dit tout l’art de la séduction qui accompagne la coquetterie féminine. Mais cette fourrure n’est pas sans suggérer également une certaine animalité qui assure, en filigrane , l’érotisation du sujet en même temps qu’elle invite à la sexualité.

C’est pourtant bien la dimension freudienne de cette œuvre que DALI choisira de retravailler dans les diverses versions de corps à tiroirs de cette époque. « Durant la période surréaliste, j’ai voulu créer l’iconographie du monde intérieur », confesse-t-il.

 

m-girafe_en_feu                                       Girafe en feu, 1937                           

Dans cette version plus complexe l’Inconscient est toujours représenté par des tiroirs mais leur contenu sombre déséquilibre cette fois dangereusement le personnage. Toute retenue par de dérisoires échafaudages-béquilles (thème iconographique récurrent chez DALI), la femme représentée dit assez son incapacité à porter seule le lourd fardeau qui encombre sa psyché.

On notera que DALI a effacé les traits de son visage plongeant ainsi son personnage dans un anonymat tout à la fois tragique et douloureux. Comment mieux  exprimer la perte du libre arbitre qui va accompagner la découverte de l’Inconscient freudien? Lorsqu’en  1909 Sigmund FREUD arrive aux Etats-Unis pour y donner des conférences, il confie à JUNG qui l’accompagne : « Ils ne savent pas que nous leur apportons la peste ». Car, en effet, que reste-t-il de notre humanité triomphante après les découvertes de COPERNIC, de DARWIN et du père de la psychanalyse? La terre n’est pas le centre du monde, l’homme descendrait du singe et voici qu’avec l’avènement du freudisme il n’est plus même maître en sa demeure.

Voici pourquoi DALI a fait vaciller son personnage dans l’espace devenu hostile de la toile.  Il a condamné à la cécité  celle qui, ne pouvant se connaître tout à fait, ne peut se reconnaître et reconnaître le monde qui l’entoure. Il la voue à marcher indéfiniment à tâtons à travers le désert de la solitude et d’un monde à jamais étranger, toute nimbée du bleu froid  d’une éternelle nuit.

Si la Vénus aux tiroirs était un clin d’œil d’une fantaisie typiquement surréaliste, La Girafe en feu traduit une interrogation sur la condition et la nature humaine beaucoup plus sérieuse et infiniment plus angoissée.

C’est cette même interrogation qui s’exprime dans Cabinet anthropomorphique d’une manière non moins troublante. Notons que l’homme y est encore chosifié, représenté comme un vieux meuble abandonné dans quelque débarras sombre et voué à la putréfaction. Le vieillard tombé à terre déballe, depuis ses tiroirs obscènes,  de vieux chiffons-boyaux insignifiants et pathétiques comme les seuls vestiges restants d’une vie arrivée à son terme.

Nous sommes loin de la Vénus aux tiroirs sensuelle et aguicheuse. Pourtant l’œuvre de DALI semble bien nous dire qu’ils sont les deux visages d’une même réalité: une vie d’homme, dans sa simplicité tout à la fois belle et tragique.

 

Cabinet anthropomorphique, 1936

                                                                                                                        Cabinet anthropomorphique, 1936

                                                                                             

 

 

 

 

NEIGE de Maxence FERMINE, l’art difficile du haïku.

neige                

       NEIGE, de l’apprentissage de l’art du haïku à l’apprentissage de la vie.

En introduisant dans son roman des poèmes de BASHÔ et d’ISSA, Maxence Fermine place d’entrée de jeu son ouvrage sous la férule des grands maîtres du haïku. D’ailleurs, lorsque le jeune Yuko doit répondre à son père qui lui demande de justifier son amour de la poésie et du haïku, c’est vers Bashô que Fermine se tourne pour composer la réponse qu’il prête à son personnage principal. Faisant référence au célèbre haïku du poète japonais :

   « Nuit glaciale

         la cruche qui éclate

             me réveille »

il lui fait dire : « un matin, le bruit du pot d’eau qui éclate dans la tête fait germer une goutte de poésie, réveille l’âme et lui confère sa beauté. »

D’autres petites notes discrètes entretiendront ce parallèle entre la vie du jeune Yuko et celle du grand maître Bashô. Ainsi Fermine saisit-il son personnage à un tournant de sa vie, au moment où celui-ci doit choisir son avenir. Fils de moine, il refuse de le devenir à son tour préférant être poète (haidjin) tout comme, avant lui, Bashô avait aussi renoncé à suivre son père dans la carrière militaire, pour se consacrer à la littérature.

De même, ce n’est qu’après une initiation de 7 ans auprès des grands maîtres de la poésie que Bashô fera paraître son premier recueil à Edo. Or, lorsque le poète de la Cour offre à Yuko de le suivre, celui-ci estime ne pas être digne de cet honneur avant d’avoir  composé « dix mille syllabes… soit 590 haïku », ce qui lui prendra 7 années.

Yuko, l’étoffe d’un haidjin ?

Dans la réponse que Yuko oppose à son père qui lui assène que « la poésie n’est pas un métier, [juste] un passe-temps. Un poème c’est une eau qui s’écoule. Comme cette rivière », le jeune homme  témoigne de l’esprit qui caractérise le haidjin : « C’est ce que je veux faire. Je veux apprendre à regarder passer le temps. » Il semble avoir compris que la poésie s’écoulait comme la vie elle-même et qu’écrire un haïku c’était la célébrer dans son impermanence, principe bouddhiste majeur.

De même sait-il regarder les choses les plus humbles : « Un matin de soleil sale, un papillon se posa sur son épaule et y laissa une trace étoilée et fragile qui lava la pluie de juin.

« Parfois, à l’heure de la sieste, il allait écouter le chant des cueilleuses de thé.

« Un autre jour, il trouva un lézard mort devant sa porte. »

Autant de sujets dignes d’inspirer des haïku. Le narrateur, nous donnant à voir trois haïku écrits par Yuko, en fait ce commentaire élogieux : « C’est cela, un haïku.

« Quelque chose de limpide. De spontané. De familier. Et d’une subtile ou prosaïque beauté. »

Mais l’obsession du motif de la « neige » ne cache-t-il pas  une faille majeure dans l’art de Yuko?

Le jeune homme n’a de cesse de le répéter: seule la neige l’inspire. Elle est sa source unique.

Lorsqu’il définit ce qu’est la neige, il lui prête diverses caractéristiques et, à son père qui lui demande : « – Elle est tout ça pour toi ? », il répond : « – Elle représente bien plus encore ». Et Fermine de conclure : « Cette nuit-là, le père de Yuko Akita comprit que le haïku ne suffirait pas à remplir les yeux de son fils de la beauté de la neige. »

Ainsi le haïku n’est-il donc pas le « but » mais seulement un « moyen ». Le moyen pour Yuko de célébrer et d’immortaliser sa passion dévorante pour la neige.

Remarquons encore que lorsqu’il jouit du spectacle des petites choses humbles de la vie, le papillon, le lézard, une chanterelle,  c’est toujours dans l’une des trois saisons, printemps, été, automne, où il n’a pas le droit d’écrire de poésie. Il semble donc qu’il n’ait pas compris finalement le rapport existant entre la beauté de l’humble et la poésie. S’il possède la technique du haïku il n’en maîtrise pas l’essence, l’esprit, la philosophie.

Et c’est bien ce que met en lumière le poète de la Cour impériale qui vient lire ses œuvres car, s’il s’extasie devant ses prouesses artistiques – dignes d’un Bashô, il ne manque pas d’ajouter : « l’œuvre est incomparable certes… mais l’écriture est désespérément blanche. Presque invisible », « Il leur manque la couleur ».

Or, la couleur, c’est la vie. Elle s’oppose au blanc de la neige, parfois considéré comme une non couleur (voir Pastoureau), qui symbolise l’évanescence, l’idéal, le spirituel et l’évasion dans le rêve éthéré.

Si la neige rend Yuko capable des plus belles compositions, elle est aussi son talon d’Achille en cela qu’elle l’enferme dans une pensée unique, une vision du monde parcellaire faisant de lui un être incomplet. Un être de l’hiver et des glaces immobiles.

Le prêtre de la Cour, en l’invitant à découvrir l’usage des couleurs, ne l’invite donc pas seulement à parfaire son art mais plus encore à parfaire son être.

Yuko, poète de l’évasion?

Finalement son obsession de la neige trahit une soif d’Idéal et d’Absolu qui le détourne de la vie humble que chantent les haidjin. Mais ce travers n’était-il pas annoncé dès la première page ? «  La neige est un poème. Ce poème vient de la bouche du ciel, de la main de Dieu ».

De même, sa « vénération » pour le « chiffre 7 », symbole complexe qui évoque souvent la Totalité, et qu’il considère comme « magique » ( présent dans le roman sous diverses  formes 7/17/77) dit aussi cette quête de quelque chose de supérieur, d’un « au-delà » du monde visible très loin de l’esprit même du haïku.

Or, Yuko n’est pas le seul, dans le roman, à poursuivre cette quête d’Absolu. En cela il rejoint Neige, la femme-des-glaces, celle dont il  découvre le cadavre intact prisonnier des glaces en traversant les Alpes japonaises et qui s’avérera être  l’épouse de Soseki, son futur maître de poésie.

Venue d’Occident, elle avait épousé Soseki l’ancien  samouraï  qui s’était follement épris d’elle en la voyant évoluer sur un fil tendu dans le vide. Mais comme pour Yuko, la vie simple que mène Neige entre son époux et sa fille ne suffît bientôt plus à satisfaire son goût d’Absolu et elle fera tendre un fil entre deux montagnes pour reprendre sa vie de funambule. De là-haut, la tête dans le blanc vaporeux du ciel, tout comme Yuko enfermé dans son hiver gelé, Neige ne voit pas l’humble brin d’herbe qui plie au vent, ni le papillon endormi sur la cloche du temple, pas plus qu’elle n’entend le « ploc » que fait la grenouille en sautant dans l’étang.

                   haiku 4

On remarquera que, bien qu’omniprésente dans le texte, son personnage est peu approfondi dans l’ouvrage, Fermine se contentant de la décrire toujours selon les mêmes attributs : un être « venu de l’autre côté du réel », « fragile comme un songe », « fragile et tendre comme un rêve ». Elle est donc plus un motif symbolique, une métaphore filée, qu’un véritable personnage du roman. « Elle était Neige et elle représentait toute la beauté de l’art », telle est la fonction majeure de ce personnage.

C’est encore à travers elle que Fermine trouve le moyen de nous exposer ce qui semble bien être sa définition de l’art de l’écrivain : « le vrai poète possède l’art du funambule. Ecrire, c’est avancer pas à pas, page après page sur le chemin du livre […] le plus difficile c’est de rester continuellement sur ce fil qu’est l’écriture, de vivre chaque heure de sa vie à hauteur du rêve, de ne jamais redescendre, ne serait-ce qu’un instant, de la corde de son imaginaire. En vérité le plus difficile, c’est de devenir funambule du verbe. »

Mais cette définition n’est-elle pas si occidentale qu’elle apparaît finalement comme l’antithèse même de la définition traditionnelle du haïku japonais et de l’ambition qu’il porte et sert ?

Comme l’obsession de la neige détourne Yuko de la vie, l’obsession de l’épouse morte détourne Soseki du monde. Enfermé dans sa hutte, il peint et écrit afin de redonner vie à son image jusqu’à en perdre l’usage de la vue. Si bien que lui non plus ne peut plus voir le brin d’herbe, ni le papillon, ni la fleur de cerisier ou l’érable rougeoyant tels qu’ils sont dans leur simplicité dépouillée. Ce désintérêt pour le monde réel s’exprime très clairement dans la première leçon qu’il donne à Yuko. Alors qu’il est sensé l’initier à la couleur il lui dit : « la couleur n’est pas au-dehors, elle est en soi… Je vois le bleu des grenouilles et le jaune du ciel ».

Nous voyons ici que Soseki a choisi de ne plus tenir compte de la réalité d’un monde qui l’a privé de son bien le plus cher. A travers sa cécité il trouve une opportunité de reconstruire un monde à l’aune de ses propres couleurs comme un ailleurs au-delà du réel. L’art ici encore n’est que le moyen d’atteindre autre chose.

Un paradoxe au cœur du roman ?

Comment expliquer, en effet, que les deux personnages principaux en quête de la perfection du haïku vivent selon des principes qui sont en opposition totale avec la philosophie du zen qui anime et porte ce genre littéraire ?

 Soulignons toutefois que si Maxence Fermine fait de Neige une funambule hors du commun, il la fait aussi tomber de son fil. Et, s’il fait de Soseki le grand maître japonais de la poésie, il en fait aussi un aveugle qui voit des grenouilles bleues et choisira d’achever sa quête dans une mort volontaire. Nous sommes autorisés à voir  là l’ébauche d’un démenti quant aux choix faits par ces deux personnages. Reste à savoir si Yuko saura dépasser ces deux initiateurs et comprendre l’impasse à laquelle aboutit leur refus du réel et de l’instant présent.

 Le destin de Yuko :

Lorsque Yuko rentre chez lui, après avoir laissé son maître dans la montagne près du cadavre de sa femme, ce n’est plus le garçon de dix-sept ans du début du roman que nous retrouvons. Fermine parle désormais du « jeune maître ». C’est que sa poésie a progressé, elle s’est élargie en prenant de la couleur : « Aux premiers jours du printemps […] l’écriture de Yuko changea. Peu à peu, ses poèmes prirent une autre teinte.

« Il se surprit lui-même à y déceler d’autres couleurs que celle de la neige.

« […] Désormais Yuko était devenu un poète accompli. Ses haïku n’étaient plus aussi désespérément blancs. Ils comportaient chacun toute la gamme des couleurs de l’arc-en-ciel. Son écriture était limpide, précieuse. Et colorée. »

Mais pour être tout-à-fait sauvé il faudrait encore que Yuko parvienne à se libérer du fantôme de la femme-des-glaces qui le hante toujours et le retient prisonnier dans un immobilisme morbide : « Le territoire de son cœur restait étrangement empreint de blancheur ».

Ce sera fait avec la venue de la jeune fille, entrevue une première fois au début du roman, et qui s’avérera être la fille de Soseki et de Neige. En en faisant sa maîtresse puis son épouse, Yuko rejoint enfin les forces de vie et renoue avec la réalité d’un monde auquel il tournait obstinément le dos.

Le nom de la jeune fille, Flocon de printemps, symbolise cette sortie de l’hiver éternel où allait se perdre Yuko. Car, si le flocon d’hiver a le pouvoir de pétrifier la nature, le flocon de printemps, lui, n’a d’autre destin que de fondre et de rejoindre les eaux courantes toutes bouillonnantes de cette nouvelle vie qui fertilisera bientôt les plaines. Notons que l’on rejoint dans cette image les deux principes bouddhistes fondamentaux que sont l’Impermanence et de l’Inter-être.

 Neige, roman de formation ?

Le maître de poésie, Yuko Akita, ne sera pas le successeur du poète de la Cour Impériale.

Mais il est bien celui du plus grand poète du Japon, Soseki, non pas parce qu’il prolonge l’enseignement de son maître mais parce qu’il a su l’intégrer pour, finalement, mieux le dépasser.

Ainsi Neige peut-il être considéré, à beaucoup d’égards, comme un « roman de formation », le roman d’une initiation réussie.

 

 

L’art, le vide et la décomposition.

A un journaliste qui lui demandait, en 1958, s’il se considérait comme le plus grand génie de son époque DALI répondit que oui bien sûr… mais en précisant toutefois : « Mon œuvre picturale est une grande catastrophe parce que je considère que tous les peintres modernes sont englobés dans cette grande décadence qui caractérise nos jours. Je me considère comme le plus grand génie de mon époque mais c’est par rapport à mes contemporains et au désastre de la peinture moderne. Mais quand je me compare à Raphaël et Léonardo, alors – évidemment – je deviens très humble ».

Dans la même ligne de pensée André DUNOYER de SEGONZAC  (peintre)  parlait déjà en 1961 d’une « époque où le baroque, l’illisible et l’informel sont devenus art officiel international [et où priment] la violence spectaculaire et la déformation systématique. »

On dit que l’art est fait pour être « ressenti » plus que « compris ». Emouvoir, toucher, plus que dire. Mais s’il n’aspire pas à tenir de discours, du moins doit-il pouvoir entrer en contact avec son spectateur. Il y a en effet une grande différence entre créer pour soi, dans le secret de son atelier, et faire le choix de « donner à voir » son travail. Qui publie, qui expose, qui vend, se place bien, délibérément, dans une démarche consciente – autant que consentie- d’entrer en contact avec un public, de créer avec lui un lien; donc « d’entrer en dialogue » avec l’autre via son œuvre.

La formule provocatrice « De l’art ou du cochon ? » employée sur France culture, et qui n’est qu’un pastiche d’une vieille expression du XVIIIème siècle (siècle du goût et du raffinement), dit assez le malaise réel  et le divorce latent entre une certaine forme d’art actuel et le spectateur. L’art serait-il devenu une île irrémédiablement appelée à s’éloigner du continent jusqu’à se perdre dans les brumes d’un horizon de plus en plus indéfini?

La recherche de la « Nouveauté » et du « Non-Conventionnel » portée au rang d’étalon de valeur (là où d’autres civilisations cherchèrent en leur temps le Beau ou l’Idéal), a créé une rupture dangereuse entre le signifiant et le signifié.

L’individualisme et la solitude propres à nos sociétés n’épargnent sans doute pas l’artiste. Mais n’est-ce pas bien plus encore le désir de provocation, le besoin d’être à tout prix dans la lumière -pour ne pas dire à n’importe quel prix (y compris parfois celui du ridicule; je tairai les noms qui me viennent spontanément à l’esprit!)- qui poussent trop souvent les artistes à inventer des langages multiples, nouveaux et, au final, abscons.

Or, dire « des langages » c’est déjà évoquer la perte du consensus sans lequel il n’y a plus de transmission possible.

Nous connaissons bien ce phénomène en littérature : la langue, qui est plastique par nature, peut subir des torsions diverses. Or, c’est de ces torsions que naît le style.  Ce style auquel on reconnaît la plume d’un écrivain; ce style qui porte et transmet son univers en même temps qu’il assure la distance  d’avec une « écriture blanche » d’où jaillira la part esthétique de l’œuvre littéraire. Mais nous savons aussi que, passé un certain cap de déformation, la langue prend le risque de couper les liens qui unissent forme et fond et qui assurent la transmission du sens auprès plus grand nombre, c’est-à-dire la transmission des idées comme des émotions.

N’est-ce pas ainsi que naissent tous ces OANI « objets artistiques non identifiés », et non identifiables, qui gravitent autour du spectateur incrédule (ou trop crédule!). Un enseignant parisien en muséologie disait à ses étudiants il y a peu, et non sans hauteur et mépris : « Quand on a deux neurones, on peut quand même s’intéresser à l’art moderne ! » Si j’avais été présente à son cours, je crois que la tentation aurait été grande de lui répondre: « Et comment fait-on quand on en à plus de deux? » Non que l’art actuel soit globalement inintéressant, mais il est gangrené par toute une mouvance de pseudo artistes qui ne doivent leur succès qu’aux réseaux de marchands et de snobinards qui, sous couvert d’avant-gardisme, les soutiennent et les propulsent. Il n’y a pas jusqu’à l’Etat lui-même qui ne joue ce triste jeu comme le déplorent régulièrement bien des artistes de talent abandonnés en marge tandis que nos « élites » (auto proclamées) arrosent à grands coups de subventions tout et, de préférence, n’importe quoi.

Je disais un jour à mes étudiants qu’il leur fallait conserver un esprit critique, c’est-à-dire un « esprit libre ». Je les conviais, lorsqu’ils vont par exemple au théâtre, à ne pas considérer que ce qu’ils regardent est forcément de l’art. Car, ce n’est pas le lieu qui fait d’un texte une œuvre de qualité. Velours et dorures ne dispensent pas l’acteur de bien jouer ni la pièce d’irradier. « Et si le spectacle est mauvais: partez! Ne restez pas parce que vous avez payé votre place. Bien au contraire, partez parce que vous avez payé votre place! » Ne cautionnons pas la bêtise et ne permettons pas indéfiniment qu’on nous abuse.

Sans doute ce malentendu sur l’essence même de l’art (bien difficile il est vrai tant à qualifier qu’à définir) est-il le reflet fidèle et tragique de nos sociétés nihilistes et matérialistes qui, après avoir renoncé aux anciennes valeurs, continuent d’avancer à tâtons  à travers cette longue nuit que constitue l’éclipse de tout sens global.

Et si l’art actuel, dans ses formes les plus délirantes tout au moins, ne disait au final plus rien d’autre que la lente agonie d’une civilisation qui va s’effaçant…

A LIRE: Christine Sourgins, Les mirages de l’Art contemporain, La Table Ronde, mai 2018, 320 pages:

https://www.contrepoints.org/2018/08/11/322074-lart-contemporain-est-il-totalitaire?utm_source=Newsletter+Contrepoints&utm_campaign=81bb668757-Newsletter_auto_Mailchimp&utm_medium=email&utm_term=0_865f2d37b0-81bb668757-114173173&mc_cid=81bb668757&mc_eid=8023cbdbce

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