Don Quichotte, le fou philosophe ou la douleur d’être un homme.

1/ Un roman fils de son temps
Miguel de CERVANTES écrit L’Ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche en 1605 à une époque charnière pour l’Espagne. Ce roman, quoi qu’intemporel, est donc bien fils de son temps. Le siècle d’or, commencé avec la reconquista et la découverte du nouveau monde par Christophe COLOMB, est terminé. Don Quichotte naît dans une période de déclin de l’Espagne qui connait tout à la fois une crise politique, démographique et économique.
D’un point de vue littéraire, il en va de même. Si les romans de chevalerie constituaient la plus large part de la production romanesque du Siècle d’or, mettant en valeur la structure féodale de l’Espagne du Moyen Âge, le genre en est désormais épuisé.
Ainsi CERVANTES, qui écrit à la lisière de la fin du MA et de l’ère moderne, en parodiant ces romans de chevalerie attaque un système qu’il considère comme rétrograde et obsolète. A travers l’idéal chevaleresque, il y moque tout à la fois les mœurs, les rigidités du système sociétal, en même temps qu’il prend ses distances avec l’Eglise.
On le voit notamment dans la scène où le curé brûle les ouvrages de la bibliothèque de don Quichotte, pour le sauver de ce qui lui apparaît comme de la folie. Scène qu’il faut lire comme une condamnation sans appel du dogmatisme religieux tant l’action du curé rappelle ici les exactions de l’Inquisition. Mais en lui faisant choisir les ouvrages qui méritent le feu et ceux qui méritent sa clémence, CERVANTES nous offre aussi une définition de ce qu’il considère comme de la bonne littérature et fait en quelque sorte le bilan de la production littéraire antérieure.
2/ Naissance du roman moderne
Nous l’avons dit, à l’époque de CERVANTES la littérature ne reflète plus la société nouvelle qui est en train de se mettre en place. Elle est désormais compassée, sans imagination, sclérosée, enfouie sous des tonnes de conventions qui l’étouffent. Le narrateur/auteur de DQ, feignant de juger son propre travail, parle de « livre sec comme la paille, pauvre d’invention, dénué de style, médiocre en jeux d’esprit, dépourvu d’érudition et d’enseignements ».
Le prologue constitue une profession de foi pour CERVANTES qui y annonce d’emblée son ambition de secouer et de renouveler le genre romanesque. D’où ce désir revendiqué par l’auteur/narrateur de faire de son roman une parodie du roman chevaleresque lui donnant ainsi une dimension satirique assumée. Notons au passage que ceci annonce le caractère ridicule du personnage de don Quichotte et le condamne du même coup – et d’entrée de jeu – à n’être à tout jamais qu’un ersatz de chevalier.
CERVANTES va remanier le genre romanesque en utilisant diverses techniques :
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refus de paternité de l’auteur pour son ouvrage (dont il dit n’être que le « parâtre») et problème des sources floues et diverses (les annales de la Manche puis les écrits de l’auteur arabe Sidi Ahmed Benengeli)
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roman en lambeaux (ruptures du récit, technique des récits enchâssés, faux manques …)
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mélange des voix narratives avec superposition des auteurs (CERVANTES lui-même puis la figure de l’auteur fictif, narrateur et aussi copiste…)
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mélange de nombreux genres : roman de chevalerie, roman courtois (la fin amor de don Quichotte et Dulcinée), roman pastoral (histoire de Marcelle et Grisostome, de Léandra), roman mauresque (histoire du capitaine captif), farce médiévale (nombreuses scènes de bastonnade dont don Quichotte fait les frais, comique de situation comme lorsqu’il est attaché par le poignet à une fenêtre toute une nuit par la femme de l’aubergiste, transporté dans une cage…).
Ces procédés ne sont pas forcément nouveaux en soi mais, ainsi regroupés dans une même œuvre, ils donnent au roman une telle fantaisie, une telle liberté que cela ouvre des perspectives nouvelles pour le genre romanesque tout entier.
Car c’est précisément cette liberté de la forme et du ton qui est neuve et qui va caractériser ce que l’on nommera le « roman moderne ». Le « roman est sans règles ni frein, ouvert à tous les possibles, en quelque sorte indéfini de tous les côtés » écrit Marthe ROBERT dans Origine du roman, roman des origines. Tandis que BAKHTIN, théoricien russe des années 20, y verra« le genre le plus libre qui soit ».
Don Quichotte peut donc être considéré comme le père du roman moderne.
Nous connaissons tous les aventures de ce personnage même sans avoir lu le roman : scène de combat contre les moulins à vent, contre des troupeaux de moutons qu’il a pris pour une armée, malentendu amoureux avec la servante Maritorne qui vient passer la nuit avec un muletier et que don Quichotte croit venue pour lui faire des avances ce qui vaut à la jeune femme une rebuffade accompagnée d’une tirade épique sur la fidélité des chevaliers errants serviteurs de leur Dame, dans la droite lignée de la fin amor du roman courtois, et occasionnera pour don Quichotte une nouvelle bastonnade…
Ce qui frappe dans tous les épisodes du même genre, et ils sont légion, c’est le coté ridicule, naïf et finalement touchant – mais à force d’être dupe de tout et de tous – de don Quichotte.
C’est bien ce que MONTHERLANT reprochait à CERVANTES en ces termes : « Les mouvements de don Quichotte, même lorsqu’il se trompe, sont généreux […] Pourtant son auteur l’a voulu ridicule, n’a jamais un mot de blâme pour ceux qui le bafouent, et c’est bien sous un aspect ridicule qu’a survécu ce grand généreux. » in commentaires des Essais critiques.
Mais en réalité CERVANTES a glissé dans son texte des indices en nombre suffisant pour que l’on devine et la nature réelle de ce personnage, que l’on a peut-être trop tôt fait de sous estimer, et la dimension philosophique de l’épopée donquichottesque.
1/ Don Quichotte, de la crise identitaire à la crise d’identité
Roman en lambeaux, discours patchwork, labyrinthique, DQ est l’œuvre du fragment et de la décomposition, un roman miroir à l’image de l’époque qui assiste à sa naissance. Si bien que le personnage de don Quichotte doit d’abord être compris comme la victime d’un monde qui a perdu son unité et donc toute lisibilité.
Dans ce monde moderne qui se dessine, l’impermanence et la complexité sont des données nouvelles auxquelles le héros va devoir faire face ou périr. Or, don Quichotte exprime clairement son sentiment d’appartenir à un monde révolu : « le ciel m’a fait naître dans cet âge de fer pour redonner vie à celui que l’on nomme l’âge d’or ». Sentiment qui se double d’une incontestable nostalgie qui augure déjà de l’échec à venir : « Heureuse époque, siècles bénis que les Anciens ont nommés l’âge d’or ! ». « En ces temps détestables où nous vivons… ». C’est d’abord pour tenter de résoudre cette crise identitaire (c’est à dire la perte du sentiment d’appartenance) que don Quichotte choisit de rejoindre le clan des chevaliers et prend pour modèle Amadis de Gaule, figure glorieuse entre toutes de la chevalerie.
Mais cette crise identitaire débouche fatalement sur une crise d’identité si bien que la quête pour laquelle part don Quichotte vise à résoudre une double fracture : celle de l’appartenance et celle du Moi intime.
Dès les premières lignes on peut noter le flou qui plane sur les origines de don Quichotte: « Dans un village de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom, vivait il n’y a pas si longtemps un de ces gentilshommes avec lance au râtelier, bouclier de cuir à l’ancienne… ». Personnage à l’identité flottante, il est déjà sans ancrage.
De même « On ne sait pas très bien s’il avait nom Quichada ou Quesada […] ; néanmoins, d’après mes conjectures, il est probable qu’il s’appelait Quechana. Mais c’est sans importance ». Il nous faudra attendre la fin du second tome pour que le personnage consente à révéler lui-même son vrai nom : « Alonso Quichano », donc aucun des trois présumés! Ces errances présentes dans l’onomastique traduisent parfaitement la nécessité impérieuse à laquelle se trouve réduit le personnage de s’inventer et de s’auto-créer.
Mais CERVANTES présente également don Quichotte, d’entrée de jeu, dans une situation dégradée. Portant « Un justaucorps de drap fin, avec chausses et pantoufles de velours pour les jours de fête, et l’habit de bonne serge […] les jours de semaine », se nourrissant « Du bouilli où il entrait plus de vache que de mouton », l’homme « frisait la cinquantaine ». C’est donc un hobereau désargenté (un « hidalgo » fin de siècle) que nous rencontrons, produit d’une société et d’une lignée finissantes. Un homme, qui plus est, en cours de parcours et qui ne s’est toujours pas trouvé. Nous sommes très loin de « L’ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche » qu’annonçait le titre du roman. Voici qui souligne tout à la fois la nécessité dans laquelle se trouve don Quichotte de restaurer une image de lui-même acceptable (Idéal du moi freudien) et souligne le peu de moyens dont il dispose pour ce faire.
2/ Initiation et rituels
Il n’est donc pas surprenant que la quête de don Quichotte prenne une dimension initiatique qui se fait jour à travers plusieurs éléments. En effet, les préparatifs auxquels il se livre ne sont pas aussi anodins qu’il y parait. Les indices d’organisation qui ponctuent le texte semblent marquer les étapes d’un véritable rite : « Pour commencer il nettoya une armure qui avait appartenu à ses aïeux», « Il alla ensuite voir sa monture », « c’est ainsi qu’après avoir ». Le temps revêt aussi une dimension de temps rituel : « Il passa quatre jours » ; « après y avoir réfléchi pendant huit jours », etc.
Le rite de passage se lit également dans les changements de nom auxquels procède don Quichotte qui, comme il l’explique lui-même, traduisent un « changement de condition », c’est-à-dire ici le passage au rang d’initié. Ainsi le simple fait de rebaptiser sa vieille carne du gracieux nom de Rossinante suffit-il à en faire un fier destrier tout comme le « don Quichotte de la Manche », choisi en imitation de son modèle Amadis de Gaule, est censé faire de lui un chevalier à part entière. Métamorphose rituelle qu’il entérinera par un simulacre d’adoubement et une retraite ascétique d’une nuit dans une étable qu’il prend pour la chapelle d’un château seigneurial.
Mais, derrière cette bouffonade, c’est bien toute la dimension initiatique des aventures de don Quichotte qui s’exprime puisque l’ascèse, comme l’errance, sont à comprendre comme autant de petites morts symboliques qui ont pour fonction d’assurer la purification du sujet et la transition entre un statut dépréciatif initial et le nouveau statut d’initié que le personnage n’a de cesse de revendiquer dans tout le roman à travers ce leitmotiv récurrent : « nous les chevaliers errants ».
Donc nous sommes bien face à une queste proche, dans son ambition comme dans sa fonction première, de celle d’un Perceval.
La panoplie de chevalier dont don Quichotte s’équipe, avec le plus grand sérieux, faite de bric et de broc, s’apparente plus finalement au harnachement d’un chevalier d’opérette. Trouvée dans le « grenier », « moisie », « couverte de rouille, et qui gisait depuis des siècles, oubliée dans un coin. », elle est le témoignage d’un passé révolu. Composée d’éléments disparates et d’approximations (« du mieux qu’il put », « avec du carton », « l’apparence d’un heaume », à l’instar du plat à barbe dont il se coiffera plus tard) elle trahit plus sûrement le ridicule du fou que la dignité du chevalier.
Affublé d’une monture couronnée d’un nom qui la consacre reine des rosses : Rossinante et d’une dame, Dulcinée du Toboso, qu’il se choisit dans la grande tradition du roman courtois mais qui n’est autre qu’une porchère à peine croisée et dont Sancho fera un croustillant portrait (p.275 éd. Points), à quel destin notre héros pouvait-il donc espérer prétendre ?
CERVANTES a parsemé cette scène fondatrice d’un certain nombre d’expressions pour annoncer et programmer l’échec à venir : « il décréta qu’il possédait le plus parfait des heaumes ». Ailleurs : « il lui parut », « il crut », « s’imaginant » ; nombreux sont ces verbes, dans tout le roman, qui apparaissent ici pour la première fois et suggèrent la distance inquiétante et dangereuse entre le modèle et sa copie, le rêve donquichottesque et le réel objectif.
Or, ce harnachement burlesque n’a pas que vocation à amuser le lecteur. Dans sa dimension allégorique il suggère aussi que notre naïf don Quichotte n’est pas armé (au sens propre comme au sens figuré) pour affronter le monde nouveau qui s’ouvre sous ses pieds.
Dans sa dimension symbolique, ce déguisement composé de bric et de broc traduit aussi la fragmentation douloureuse du Moi, l’impossibilité de se réunifier ; l’incapacité à reconstruire l’Idéal du Moi freudien.
Autant d’éléments qui font de DQ non pas seulement un bouffon comique mais un homme aux prises avec la difficulté d’Etre, avec ce tragique existentiel profondément lié à la condition humaine.
Si don Quichotte est un héros indémodable c’est d’abord sans doute parce qu’il est une figure tragique qui dit la distorsion douloureuse entre nos idéaux et la réalité du monde, thème qui hante la littérature de toute éternité.
C’est ce qu’ont bien compris les romantiques du XIXème siècle qui ont sorti DQ de l’oubli et fait de ce roman le MYTHE LITTÉRAIRE que nous connaissons aujourd’hui.
1/ Don Quichotte et le refus du réel
L’aventure de don Quichotte ne commence pas sur les routes d’Espagne mais bien entre les quatre murs confinés de sa bibliothèque. C’est là que naît et grandit son rêve de chevalerie, nourri de la lecture intempestive, presque monomaniaque, de romans épiques. Enfermé dans sa bibliothèque parmi ses livres, il est coupé du monde réel : « il en oublia presque » la chasse et l’administration de ses biens précise CERVANTES. Oisiveté bienheureuse qui rappellera l’une des caractéristiques de l’Eden primordial. Et de fait, son univers ainsi réduit à sa bibliothèque est une sorte de monde clos et protecteur proche d’un intra-utérin qui dit en filigrane le refus, voire l’incapacité, de don Quichotte d’affronter la réalité d’un monde illisible qui lui fait peur, tel le petit enfant qui refuserait de naître. Ne lui faudra-t-il pas, d’ailleurs, deux tentatives avant de vraiment commencer sa vie de chevalier errant ?
Voici qui nous permet de mieux comprendre les fondements psychologiques de l’action future de notre anti-héros : déception, frustration, incapacité d’adaptation, nostalgie. Autant de failles qui vont le pousser inéluctablement dans une fuite faite de rêve et d’Idéal.
Mais en faisant des romans de chevalerie sa nouvelle Bible, et d’Amadis de Gaule son guide spirituel, don Quichotte s’était déjà condamné à rôder en marge du réel. En effet, comment agir sur le monde réel avec des moyens empruntés à la seule fiction littéraire ?
Tout au long du roman, il jaugera les événements à l’aune de ses lectures. Lorsqu’il refuse de payer l’aubergiste : « je sais en toute certitude – n’ayant point lu jusqu’à ce jour le contraire – que jamais chevalier errant n’a payé ni logement ni nourriture dans une auberge ». Ailleurs : « dans aucun des livres de chevalerie que j’ai pu lire, et ils sont innombrables, je n’ai trouvé qu’un écuyer causât avec son maître comme tu le fais avec moi », etc.
A défaut de pouvoir s’adapter à la réalité du monde moderne, il tente de la réduire à la vision que lui en offre ses livres. C’est aussi la fonction de « l’enchanteur » auquel don Quichotte fait référence dès qu’il est face à une situation réelle qui le met en péril et sur laquelle il ne parvient pas à prendre le pas. Mais encore le fait-il en toute conscience : « Comme vous n’êtes pas armés chevaliers […] il se peut que […] gardant l’esprit libre, vous puissiez voir les choses qui s’y passent telles qu’elles sont et non telles qu’elles me paraissent ».
Comme l’a écrit très justement Michel ONFRAY, pour don Quichotte « Le réel n’a pas eu lieu »!
2/ Don Quichotte et l’incapacité d’auto-création
Si toutes ses tentatives héroïques tournent à la pantomime c’est sans doute qu’il ne comprend tout simplement pas la nature réelle des situations auxquelles il est confronté, ce qui explique qu’il y apporte finalement des réponses décalées et inadéquates qui vont parfois jusqu’à le mettre en grand danger. S’étant choisi des modèles périmés, don Quichotte s’est privé des clefs nécessaires à la compréhension du monde changeant qu’il est condamné à traverser en état de perpétuelle errance et à tâtons comme un aveugle.
Mais là n’est pas son seul tord. L’autre problème, dont on peut considérer qu’il contribue aussi à son échec, tient à ce qu’il n’aura pas su être autre chose qu’un simple imitateur. PONTALIS écrivait : « Je ne peux imiter que ceux dont j’ai besoin de m’éloigner […] en forçant le trait, je prends mes distances. » Or, le copier-coller naïf qu’il pratique rend impossible pour lui ce que nous appellerions aujourd’hui en termes lacaniens le Meurtre du père. Faute d’avoir su réinterpréter son modèle, se l’approprier pour mieux le dépasser, don Quichotte en fait une copie qui, au final, s’avère stérile et inapte à le sauver.
La question est simple: doit-on considérer la folie comme la clef de lecture ultime qui permettrait de résoudre définitivement les bizarreries inhérentes à la psychologie du personnage?
C’est bien ce à quoi semble nous inviter l’auteur lui-même en écrivant « Il lisait tellement que son cerveau se dessécha et qu’il finit par perdre la raison » ou encore « Le cerveau de don Quichotte était mal timbré… ». Et de constater que ce thème est récurrent tout au long de l’oeuvre.
C’est même la fonction première de la plupart des personnages du roman, curé, barbier, aubergiste, personnages rencontrés sur les chemins, que de souligner la folie de notre anti-héros : « ce genre de folie leur parut, comme à tout le monde, la plus étrange qui pût se loger dans une cervelle dérangée».
1/ L’héroïsme du refus
Pourtant il en va de la folie de don Quichotte comme de la dimension comique du roman : elle ne doit pas nous abuser totalement. Le curé et le chanoine en ont bien l’intuition, qui se rendent compte que, « mis à part les sottises qu’il débite sur tout ce qui concerne sa folie, dès qu’on parle avec lui d’autre chose (que de chevalerie), ses propos sont empreints de bon sens et il s’exprime avec clarté et discernement ».
Comme le souligne l’auteur, le discours de don Quichotte, sur les armes et la littérature, est même fait avec « éloquence », en « termes clairs et choisis », si bien qu’on « ne l’aurait pris pour un fou ; au contraire ».
C’est donc faire un mauvais procès à CERVANTES, en même temps qu’une lecture trop rapide de son roman, que de considérer avec MONTHERLANT qu’il a systématiquement déprécié son personnage et qu’il n’en aurait pas compris les mérites et la grandeur.
D’ailleurs, il laisse à don Quichotte l’opportunité d’expliquer lui-même la réalité de son mode de fonctionnement. Tandis que Sancho met en doute les vertus de sa dame, lui rappelant ses origines douteuses, don Quichotte de lui répondre : « j’imagine que ce que je dis est comme je le dis, ni plus ni moins ; et je la vois en esprit telle que la veut mon désir […] si l’ignorant trouve à me reprendre, l’homme de bon sens ne pourra me blâmer. »
On comprend avec ces lignes qu’il s’agit moins de folie que de la mise en place de tout un système parfaitement cohérent en lui-même et qui vise à transfigurer et à magnifier un réel décevant, ennuyeux, frustrant… totalement en deçà des attentes du personnage. Ce qui peut avoir l’apparence de la folie est en fait la manifestation du pari fantasque que fait don Quichotte dans l’espoir de trouver le chemin d’une certaine résilience. La quête donquichottesque reste donc bien une quête d’Idéal, consentie et pleinement revendiquée.
Il a choisi de dire « NON », en cela sa quête est moins l’acte d’un fou qu’un vrai parti pris philosophique.
Le duo Maître/valet, très classique en littérature, est en charge de porter pendant tout le roman cette opposition manichéenne entre l’Idéal et le réel déceptif, la grandeur du rêve et la petitesse de la réalité. Les deux personnages s’opposent physiquement et psychologiquement et parfois s’affrontent, comme s’opposent et s’affrontent le noble idéal moral de don Quichotte l’hidalgo et le matérialisme le plus mercantile qui soit du rustre paysan illettré qu’est Sancho. Personnage qui ne sera pas d’ailleurs sans se laisser séduire par la vision de son Maître.
DQ n’est donc pas qu’une fantaisie loufoque, c’est bien le roman d’une quête spirituelle et morale ; ce sont les manifestations concrètes de cette quête qui, elles, sont fantasques.
Roman incontestablement comique, DQ ouvre donc des brèches où s’engouffre une vraie dimension tragique. Une dimension tragique qui interroge rien moins que la douleur d’être un homme.
2/ Don Quichotte et la naissance de l’homme moderne
Avec don Quichotte est né l’homme moderne, un être confronté à un monde devenu chaotique, morcelé, complexe, celui-là même que nous connaissons aujourd’hui.
Don Quichotte, premier héros moderne, doit être pour nous cet autre moi-même confronté au silence du monde et à la solitude, condamné au dur devoir d’auto-création : « il faut parcourir le monde, afin d’accomplir quelques hauts faits dignes de gloire et de renom ». « RE /nom », mot dont le choix souligne l’impérieuse nécessité de se rebaptiser soi-même par son action, de se créer, de s’inventer hors d’une filiation qui est rompue, hors d’un modèle sociétal qui est obsolète, hors d’un système spirituel et religieux qui est vacillant. « Chacun de nous est fils de ses œuvres ».
Or, on voit très bien que cette crise nouvelle, à laquelle est confronté don Quichotte en ce 17ième siècle espagnol, est bien celle qui mine et ronge aujourd’hui encore en profondeur nos sociétés et préfigure peut-être l’écroulement de nos civilisations.
Illustrations:
Pablo Picasso, « Don Quichotte »; Le Petit Journal du 21/05/1905; dessins de Paul Gustave Doré; Jean Rochefort sur le premier tournage de L’Homme qui tua don Quichotte (Rue des Archives); Gaspar Geza, « Don Quixote », bronze; J. Hulett, « Miguel de Cervantès-Saavedra, 1547-1616, auteur de Don Quichotte ».