Picasso: GUERNICA à la lumière du symbole. Analyse de l’oeuvre.

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                                                                             * Vous pouvez cliquer sur les icônes pour les agrandir.

 « La peinture n’est pas destinée à décorer les appartements. C’est une arme offensive et défensive contre l’ennemi. Ce taureau est un taureau et ce cheval est un cheval. Si vous attribuez une interprétation à certains éléments de mes peintures, il se peut que cela soit tout à fait juste, mais je ne souhaite pas livrer cette interprétation. Les idées et les conclusions auxquelles vous parvenez, moi aussi je les ai obtenues, mais instinctivement, inconsciemment. Je peins pour la peinture. Je peins les choses pour ce qu’elles sont. «  Pablo PICASSO

Forts de cet avertissement tentons toutefois  une analyse du tableau.

 

1/ Traitement des couleurs :

L’emploi du noir et blanc crée un contraste marqué qui impose d’entrée une impression de dualisme et  annonce l’antagonisme que l’on retrouvera dans tous les éléments de la toile.

Cette absence de couleur dit bien sûr la mort et s’accorde au tragique du sujet. Mais elle rappelle également la couleur des journaux qui ont porté la nouvelle du massacre jusqu’à PICASSO en ce 26 avril 1937 et que l’on retrouve suggérés dans le traitement du corps du cheval. Choix chromatique qui traduit sans doute ainsi le désir du peintre de relayer l’information de la presse sur un autre mode.

 

2/ Inter-iconicité :

Notons la présence d’une double inter-iconicité qui vient dramatiser le discours par superposition d’autres référents picturaux porteurs d’un fort poids sémantique.

Ainsi de La Pietà de MICHEL-ANGE (1498) et de la toile de Francisco de GOYA, El tres de mayo de 1808 (1814):

3/ Des archétypes antagonistes pour une composition éminemment dualiste : 

Cette oeuvre, qui appartient à la période cubiste de PICASSO, ne présente pas de perspective. Pourtant sa composition est très organisée.  L’espace et les motifs y sont agencés sur deux plans qui trouvent leur justification dans l’opposition entre deux archétypes majeurs qui s’incarnent et prennent vie sur la toile.

Nous remarquons que les figures de victimes ont été disposées en périphérie de la toile (parties basses et extérieures), soit dans des espaces évoquant la terre –Gaïa– par opposition aux domaines ouraniens. Comment mieux suggérer  la mort et l’enfouissement, le retour imminent à la poussière?

Soulignons encore que la disposition des corps suppliciés forme une pyramide inversée, une sorte d’entonnoir. Or, un tel agencement convoque inéluctablement le symbolisme de la chute.

Symbolisme de la chute qui revêt bien ici les deux aspects majeurs véhiculés traditionnellement par cet archétype: celui de la temporalité (mort, néant) et celui d’une chute d’ordre moral ( =>dénonciation du crime de guerre).

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Mais, dans ce chaos, PICASSO a disposé -au centre du tableau-  une lampeElle organise un second espace de lecture dans la toile faisant apparaître, cette fois, une forme pyramidale et un symbolisme ascensionnel.        

Vestige et ultime refuge de la lumière, elle est porteuse de tous les symboles classiquement associés: pureté, spiritualité (part supérieure de l’humain), vigilance morale, conjuration des Ténèbres…

Mais cette lumière qui éclaire les décombres de Guernica est bien triste, réduite qu’elle est à une maigre étincelle aussi ténue et fragile, dans son globe de verre, que l’espoir qu’elle tente encore de porter et d’incarner. Elle est cependant surdéterminée par un autre symbole placé également en haut de la toile avec lequel elle constelle: l’œil-soleil.

Cet œil c’est  – bien sûr- l’œil du père, l’œil tout à la fois témoin et juge, celui-là même qui poursuit Caïn depuis la tombe. C’est aussi l’œil du Surmoi freudien, de ce que Gilbert DURAND appelle dans Les Structures Anthropologiques de l’imaginaire: « le regard inquisiteur de la conscience morale ».

Œil du père, œil de Dieu le père…  Hélios n’était-il pas chez les Grecs l’œil de Zeus? L’œil de Râ en Egypte ancienne? Il est donc de toute éternité  fortement lié à l’idée d’un ordre moral supérieur et universel.

Cet élément pictural devient alors tout à la fois l’œil du peintre qui voit et témoigne, l’œil de la Conscience, l’œil de la Justice toujours ouvert même dans les ténèbres profondes. N’a-t-il pas une position surplombante dans la composition?

Notons encore ce petit détail: PICASSO n’a pas choisi de le représenter avec des rayons-flèches, qui eussent évoqué une symbolique de l’aspiration à l’élévation, mais avec des rayons en forme de lames tranchantes qui suggèrent bien mieux le regard aiguisé de la Justice divine et la promesse du châtiment.

Cependant il est possible d’avancer une autre hypothèse. Souvenons-nous, en effet, que bombe se dit « bomba » en espagnol alors qu’ampoule électrique se traduit par « bombilla ». Dans cette perspective, il est possible de suggérer que cette lumière artificielle serait une représentation symbolique des bombes incendiaires testées par les Allemands et les Italiens sur Guernica. Emprisonnée qu’elle est dans son œil-cage, dardant des rayons de lumière sauvage, elle porte en elle  -malgré tout- la promesse de son anathème; la symbolique de l’œil, exposée précédemment, restant parfaitement efficiente.

Nous le voyons, ces deux interprétations se rejoignent donc finalement dans un grand mouvement de dénonciation et d’appel au réveil des consciences.

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Cette idée se trouve, me semble-t-il, renforcée par le visage de la femme qui tient la lampe. Très énigmatique, il fait penser à celui peint, la même année, par Salvador DALI, Le Sommeil.  

Le Sommeil  de DALI est soutenu par des béquilles sans lesquelles ce grand visage s’écroulerait et se réveillerait. Or, c’est bien ce qui semble lui  être  arrivé dans la toile de PICASSO comme si la conscience de l’humanité avait été tirée de sa léthargie par l’innommable bombardement de Guernica. Et PICASSO de crier à travers sa peinture:  »regardez ce qu’ils ont fait; humanité ouvre les yeux ! »

Dernier élément positif à souligner: la présence diaphane d’une fleur comme celle des ruines de Chio dont HUGO écrivait: « une fleur […] dans le grand ravage oubliée » (« L’Enfant », Les Orientales. Voir article précédent)

Représentée dans la partie centrale de la toile, elle fait cependant partie de la pyramide inversée dont nous avons parlé, territoire de la guerre, de la destruction et de la mort. On notera qu’elle est à peine dessinée, comme en voie de disparition, d’effacement progressif. Ce symbole fragile est pourtant en charge, à lui seul, de faire office d’antithèse face au chaos thériomorphe qui dévore la toile de l’intérieur.

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Nous sommes donc face à une composition éminemment dualiste où s’affrontent, dans un combat inégal, deux archétypes, celui de la chute et celui de l’ascension. Dualisme qui se répète, il convient de le souligner, dans toutes les directions de l’œuvre:

  • verticalement: centre (sous la lumière) contre parties extérieures droite et gauche (victimes humaines et ténèbres):  Image3

  • horizontalement: bas (plus chaotique et plus chargé) contre  haut (plus dépouillé, plus structuré): 

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4/ Le symbolisme des armes :

On aura remarqué que le peintre a choisi de représenter des armes tranchantes et non contondantes. Or, la symbolique leur accorde en général une fonction hautement purificatrice; ce sont par excellence les armes  du héros.

Pourtant telle n’est pas leur fonction dans Guernica. Leur tranchant est au contraire mis tout entier au service de l’expression de la destruction, de l’aliénation de la chair, de la sauvagerie qui éclatent sur la toile et nous sautent au visage de toutes parts. La lance dans le flanc du cheval, sa langue comme un poignard disent la douleur et l’horreur d’une violence insoutenable. Le tableau tout entier révèle un parti pris des angles qui parcourent la toile parmi des figures déformées qui, elles, sont de forme arrondie comme pour dire toute l’impuissance de l’Innocence assassinée.

C’est qu’en se mettant au service de l’ennemi et de l’injustice, en passant du côté des agresseurs et des franquistes, elles sont devenues impures. Seule l’épée, couchée au sol dans le poing crispé du guerrier agonisant, est restée chaste dans cette boucherie semblant conserver encore quelque parenté avec la noble Excalibur. Mais son état dit assez ce que fut son impuissance face au déferlement des forces du Mal.

 

5/ Le sadisme dentaire:

Multiplication des pointes de fer comme autant de dents acérées prêtes à déchiqueter la chair et à dévorer; râtelier infernal de Chronos… nombreuses sont, dans la toile, les évocations de la manducation et du sadisme dentaire. 

A droite du tableau, des flammes se transforment en une grande mâchoire de  feu qui se referme sur sa victime; évocation évidente des bombes incendiaires qui s’abattirent sur le bastion républicain. 

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Image qui, par ailleurs, n’est pas sans évoquer la gueule du Léviathan qui engloutit sa proie, et autres figures ogresques… Il y a là, à l’évidence, une métaphore de la guerre présentée à travers ce symbole comme un animal thériomorphe.

 

6/ Le bestiaire :

Les deux éléments majeurs en sont le taureau et le cheval, figures d’importance dans la tradition espagnole. Bien que PICASSO ait eu un sentiment ambigu pour la corrida (il écrivait en janvier 1936  : «  festin fin, délicat de la mort »), du point de vue de la symbolique générale il s’agit-là de deux animaux chtoniens qui évoquent le Mal et la Mort. Souvenons-nous du Minotaure crétois dévorant les jeunes athéniens, de l’Apocalypse où la Mort chevauche un cheval blanc ou bien encore des Walkyries, ces femmes centaures qui enlèvent les âmes.

Gilbert DURAND parle quant à lui de « l’étroite parenté du symbolisme taurin et du symbolisme équestre. C’est toujours une angoisse qui motive l’un et l’autre, et spécialement une angoisse devant tout changement […]. Cette angoisse est surdéterminée par tous les périls incidents : la mort, la guerre… » (op. cit. p.88).

Cependant c’est le même rapport d’oppression et de domination du taureau sur le cheval que l’on retrouve dans cette toile comme dans d’autres œuvres de PICASSO ( Corrida I de 1934 ou Taureau et cheval de 1935). Tout oppose, en effet, dans cette composition les deux animaux: tandis que le taureau est debout et structuré, la représentation du cheval est tortueuse, confuse, comme si la bête était en phase de dislocation.

Le cheval est profondément marqué par la tragédie: il est comme fait en papier journal (celui-là qui annonça au monde la nouvelle), une grande plaie marque son flanc qu’une main semble vouloir agrandir pour lui arracher le cœur ou fourrager dans ses entrailles.  C’est que, à côté des corps humains qui disent un destin personnel tragique (une mère, un combattant, une vieille femme), le cheval serait une allégorie du peuple espagnol tout entier et exprimerait à ce titre un destin collectif. De là sans doute sa place au centre de la toile, comme une synthèse de la souffrance et de l’oppression d’une nation.

Face à lui, émergeant des parties sombres et périphériques de la toile, le taureau, Minotaure attendant son tribut, dominant et triomphant, exhibe  une puissance phallique affirmée. Tout en lui est dressé : queue, oreilles, cornes…

Reste encore à souligner dans le tableau la présence toute discrète d’un troisième animal: une colombe.

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Comme la fleur vue plus haut, elle fait office d’antithèse et d’espoir dans cette composition très sombre. Mais, comme elle aussi, elle est presque effacée, fragile et incertaine. De plus, si elle reçoit un jet de lumière de l’ampoule du plafond, c’est une trace de lumière dure, d’un blanc aveuglant (semblable à celui qui pousse Meursault au meurtre dans L’Etranger), et qui épouse la forme d’une lame de couteau. Ainsi, la colombe de Guernica n’est-elle rien moins qu’une allégorie de la paix assassinée.

 

 7/ Déshumanisation et inhumanité:

Visages d’humiliation. Visages d’agonie. On ne reprendra pas ces figures de douleur une à une mais on notera ici le démembrement sauvage du combattant; là, plus discret mais si symbolique, le traitement des lignes de sa main. Lignes devenues labyrinthiques où l’on ne lit plus désormais que l’effacement de tout avenir.

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Quant au personnage féminin de droite ses membres, bras et jambes, disent assez le total effondrement de tout son être. Dans cette position où elle semble désormais ramper, visage tendu vers l’inaccessible lumière, elle est une suppliante sortie tout droit de  l’antique tragédie grecque!

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Si la déshumanisation du personnage masculin est symbolisée par le démembrement, pour la femme elle est suggérée par la perte de la féminité : sa nudité dit son abandon, ses seins ne sont plus que mamelles. Plus encore, ces mamelles sont ornées d’étranges formes géométriques comme si elles étaient fermées par des boulons-rustines. Comment dire mieux le tarissement de la fonction nourricière et la régression des forces de vie!

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Ultime élément qui frappe tout spectateur de la toile: le traitement des bouches des divers personnages. On n’aura pas manqué de remarquer qu’elles sont toutes ouvertes, béantes, comme autant de trous noirs. Ce sont bien ces « bouches d’ombre », « bouches des cavernes » dont parle Gaston BACHELARD.

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Ainsi PICASSO a remplacé la Parole, qui assure l’humanité triomphante, par le Cri. Cri inhumain qui renvoie l’homme à son animalité et est ici  isomorphe de la bouche du cheval agonisant.

Notons que la seule bouche fermée est celle de l’enfant. Déjà mort, il est désormais dans un au-delà de la souffrance.

Comment ne pas songer à cet autre gouffre sans fond qui s’ouvre au milieu du visage anonyme et pourtant inoubliable du Cri d’Edouard MUNCH ? Si la folie annihile le personnage de MUNCH de l’intérieur, chez PICASSO elle est devenue folie collective où les oppresseurs se sont conjurés pour confisquer la parole du Peuple.

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Guernica est donc une œuvre complexe et très polysémique qui utilise à profusion symboles et archétypes s’enrichissant à l’infini de leur magnifique pouvoir de suggestion.

 

 

11 réflexions sur “Picasso: GUERNICA à la lumière du symbole. Analyse de l’oeuvre.

  1. Cet article est la démonstration que son auteur a le don d’assossier les connaissances littéraires à une grande perspicacité, une capacité d’observation sans égal et une analyse lumineuse de clarté.
    Gardons l’imagination pour l’artiste du tableau et l’interprétation pragmatique sans consteste pour l’auteur.
    barbailloux

  2. Mon fils, 12 ans, sera the King lundi prochain á l’école en Slovaquie! Un devoir sur Picasso. Il va raconter votre analyse. (en citant les sources) Merci 🙂

    • Ah! C’est gentil de me le dire. Je suis contente que mon travail lui ait été utile et je lui souhaite bonne chance et bonne intervention. Je suis certaine qu’il va faire une belle prestation!

  3. Bonjour, merci pour vos excellents commentaires. Juste peut-être une micro-suggestion : il s’agit plutôt du cheval blème de l’Apocalypse, qui symbolise la mort alors que le cheval blanc représente la victoire. La couleur blème étant d’ailleurs accentuée par les stries que vous associez très justement selon moi à des journaux. Journaux qui annoncent l’événement mais qui en même temps sont soumis à la censure par la lance qui les transperce. Autre sujet : le cheval ne pourrait-il pas être vu comme l’âne de la crèche de Noël, associé au taureau-boeuf et à la Vierge à l’Enfant-Piéta ? Pour moi la scène pourrait se dérouler dans une étable.
    Avez-vous une interprétation du fer-à-cheval et de l’objet que l’on voit à travers la fenêtre (est-ce un char qui symboliserait l’armée ?).
    Vous avez tout à fait raison d’insister sur la déshumanisation. Le bras coupé m’évoque la « Main Coupée » de Blaise Cendrars dans son livre sur la Grande Guerre.

    • Bonjour. Merci pour ces commentaires passionnants! Mais oui, je n’y avais pas pensé! Le cheval de l’Apocalypse, la crèche… C’est une analyse très originale mais sacrément bien vue. Picasso est né dans une famille catholique mais ayant pris ses distances avec la religion, peut-être dénonce-t-il ainsi le silence de Dieu. Votre lecture donne encore plus de profondeur symbolique à cette toile et démontre, une fois encore, qu’en matière d’art les grandes œuvres ont des résonances infinies. 1000 MERCIS!

  4. Pingback: Guernica, la violence intemporelle | La Labyrinthèque

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