Venez découvrir les artisans du Faubourg Saint-Antoine

Le Faubourg Saint-Antoine a été dès le XVIIème siècle l’un des lieux privilégiés de la création parisienne. Menuisiers, ébénistes, métallurgistes, céramistes, manufactures de tissus se sont donc établis dans cet espace libéré des contraintes liées aux corporations.

Aujourd’hui ce secteur est toujours un lieu propice à la création artistique. De nombreux artisans et restaurateurs y sont encore établis et c’est l’un des pôles actifs du design contemporain avec, notamment, la présence de l’Ecole Boulle dans le XIIème arrondissement.

Plusieurs évènements seront ainsi proposés sur une semaine, fin septembre 2017, visant à parler de l’histoire du Faubourg Saint-Antoine et de la place qu’a pu y occuper l’artisanat. Cela prendra la forme de rencontres, articles publiés en ligne et visites d’ateliers.

Ces évènements gratuits sur inscription sont organisés par l’association Art Faubourg 11.

Venez nous retrouver sans plus attendre sur :       

              https://artfaubourg11.wixsite.com/artfaubourg11         

La « Vénus aux tiroirs » et autres corps-tiroirs chez DALI

Vénus aux tiroirs, 1936      Salvador DALI, Vénus de Milo aux tiroirs, 1936

 

En détournant la Vénus de Milo, et en la transformant en simple objet (meuble à tiroirs), DALI suggérait-il que l’idéal esthétique grec était dépassé?

La quête du Beau, qui traversait tout l’art antique, est remplacée par le désir de prospecter les territoires de l’Inconscient, du rêve et du non-dit qui anime les Surréalistes et leur laisse espérer la possibilité de renouveler l’art.

Voici qui explique le sentiment qu’a DALI de s’inscrire, avec sa Vénus aux tiroirs, dans une voie nouvelle : « La civilisation grecque n’a pas connu l’introspection ni Freud ni le christianisme. Avec les tiroirs, il est désormais possible de regarder l’âme de la Vénus de Milo à travers son corps. » Notons toutefois que ces propos font peu de cas du « Connais-toi toi-même » de SOCRATE…

Le tiroir frontal de la Vénus suffirait à lui seul à évoquer la psyché. Mais  c’est tout le deuxième topique freudien qui est convoqué dans cette œuvre à travers le tiroir ventral, lieu secret du Ça pulsionnel, auquel répond cette niche négociée dans le crâne de la Vénus, temple du cogito et du Surmoi.

Pourtant cette œuvre de DALI  ne se contente pas d’inviter à prospecter l’Inconscient, elle explore aussi les mystères de la féminité. L’emplacement des tiroirs n’est en effet pas anodin. Jambe, ventre, seins, tous les lieux de la séduction sont soulignés faisant tout à la fois de son Aphrodite l’image emblématique de la beauté idéale et un objet de séduction beaucoup plus concret et pulsionnel. Ainsi, le choix de la fourrure qui orne les boutons des tiroirs évoque d’abord très simplement les houppettes à poudre de riz et dit tout l’art de la séduction qui accompagne la coquetterie féminine. Mais cette fourrure n’est pas sans suggérer également une certaine animalité qui assure, en filigrane , l’érotisation du sujet en même temps qu’elle invite à la sexualité.

C’est pourtant bien la dimension freudienne de cette œuvre que DALI choisira de retravailler dans les diverses versions de corps à tiroirs de cette époque. « Durant la période surréaliste, j’ai voulu créer l’iconographie du monde intérieur », confesse-t-il.

 

m-girafe_en_feu                                       Girafe en feu, 1937                           

Dans cette version plus complexe l’Inconscient est toujours représenté par des tiroirs mais leur contenu sombre déséquilibre cette fois dangereusement le personnage. Toute retenue par de dérisoires échafaudages-béquilles (thème iconographique récurrent chez DALI), la femme représentée dit assez son incapacité à porter seule le lourd fardeau qui encombre sa psyché.

On notera que DALI a effacé les traits de son visage plongeant ainsi son personnage dans un anonymat tout à la fois tragique et douloureux. Comment mieux  exprimer la perte du libre arbitre qui va accompagner la découverte de l’Inconscient freudien? Lorsqu’en  1909 Sigmund FREUD arrive aux Etats-Unis pour y donner des conférences, il confie à JUNG qui l’accompagne : « Ils ne savent pas que nous leur apportons la peste ». Car, en effet, que reste-t-il de notre humanité triomphante après les découvertes de COPERNIC, de DARWIN et du père de la psychanalyse? La terre n’est pas le centre du monde, l’homme descendrait du singe et voici qu’avec l’avènement du freudisme il n’est plus même maître en sa demeure.

Voici pourquoi DALI a fait vaciller son personnage dans l’espace devenu hostile de la toile.  Il a condamné à la cécité  celle qui, ne pouvant se connaître tout à fait, ne peut se reconnaître et reconnaître le monde qui l’entoure. Il la voue à marcher indéfiniment à tâtons à travers le désert de la solitude et d’un monde à jamais étranger, toute nimbée du bleu froid  d’une éternelle nuit.

Si la Vénus aux tiroirs était un clin d’œil d’une fantaisie typiquement surréaliste, La Girafe en feu traduit une interrogation sur la condition et la nature humaine beaucoup plus sérieuse et infiniment plus angoissée.

C’est cette même interrogation qui s’exprime dans Cabinet anthropomorphique d’une manière non moins troublante. Notons que l’homme y est encore chosifié, représenté comme un vieux meuble abandonné dans quelque débarras sombre et voué à la putréfaction. Le vieillard tombé à terre déballe, depuis ses tiroirs obscènes,  de vieux chiffons-boyaux insignifiants et pathétiques comme les seuls vestiges restants d’une vie arrivée à son terme.

Nous sommes loin de la Vénus aux tiroirs sensuelle et aguicheuse. Pourtant l’œuvre de DALI semble bien nous dire qu’ils sont les deux visages d’une même réalité: une vie d’homme, dans sa simplicité tout à la fois belle et tragique.

 

Cabinet anthropomorphique, 1936

                                                                                                                        Cabinet anthropomorphique, 1936

                                                                                             

 

 

 

 

L’art, le vide et la décomposition.

A un journaliste qui lui demandait, en 1958, s’il se considérait comme le plus grand génie de son époque DALI répondit que oui bien sûr… mais en précisant toutefois : « Mon œuvre picturale est une grande catastrophe parce que je considère que tous les peintres modernes sont englobés dans cette grande décadence qui caractérise nos jours. Je me considère comme le plus grand génie de mon époque mais c’est par rapport à mes contemporains et au désastre de la peinture moderne. Mais quand je me compare à Raphaël et Léonardo, alors – évidemment – je deviens très humble ».

Dans la même ligne de pensée André DUNOYER de SEGONZAC  (peintre)  parlait déjà en 1961 d’une « époque où le baroque, l’illisible et l’informel sont devenus art officiel international [et où priment] la violence spectaculaire et la déformation systématique. »

On dit que l’art est fait pour être « ressenti » plus que « compris ». Emouvoir, toucher, plus que dire. Mais s’il n’aspire pas à tenir de discours, du moins doit-il pouvoir entrer en contact avec son spectateur. Il y a en effet une grande différence entre créer pour soi, dans le secret de son atelier, et faire le choix de « donner à voir » son travail. Qui publie, qui expose, qui vend, se place bien, délibérément, dans une démarche consciente – autant que consentie- d’entrer en contact avec un public, de créer avec lui un lien; donc « d’entrer en dialogue » avec l’autre via son œuvre.

La formule provocatrice « De l’art ou du cochon ? » employée sur France culture, et qui n’est qu’un pastiche d’une vieille expression du XVIIIème siècle (siècle du goût et du raffinement), dit assez le malaise réel  et le divorce latent entre une certaine forme d’art actuel et le spectateur. L’art serait-il devenu une île irrémédiablement appelée à s’éloigner du continent jusqu’à se perdre dans les brumes d’un horizon de plus en plus indéfini?

La recherche de la « Nouveauté » et du « Non-Conventionnel » portée au rang d’étalon de valeur (là où d’autres civilisations cherchèrent en leur temps le Beau ou l’Idéal), a créé une rupture dangereuse entre le signifiant et le signifié.

L’individualisme et la solitude propres à nos sociétés n’épargnent sans doute pas l’artiste. Mais n’est-ce pas bien plus encore le désir de provocation, le besoin d’être à tout prix dans la lumière -pour ne pas dire à n’importe quel prix (y compris parfois celui du ridicule; je tairai les noms qui me viennent spontanément à l’esprit!)- qui poussent trop souvent les artistes à inventer des langages multiples, nouveaux et, au final, abscons.

Or, dire « des langages » c’est déjà évoquer la perte du consensus sans lequel il n’y a plus de transmission possible.

Nous connaissons bien ce phénomène en littérature : la langue, qui est plastique par nature, peut subir des torsions diverses. Or, c’est de ces torsions que naît le style.  Ce style auquel on reconnaît la plume d’un écrivain; ce style qui porte et transmet son univers en même temps qu’il assure la distance  d’avec une « écriture blanche » d’où jaillira la part esthétique de l’œuvre littéraire. Mais nous savons aussi que, passé un certain cap de déformation, la langue prend le risque de couper les liens qui unissent forme et fond et qui assurent la transmission du sens auprès plus grand nombre, c’est-à-dire la transmission des idées comme des émotions.

N’est-ce pas ainsi que naissent tous ces OANI « objets artistiques non identifiés », et non identifiables, qui gravitent autour du spectateur incrédule (ou trop crédule!). Un enseignant parisien en muséologie disait à ses étudiants il y a peu, et non sans hauteur et mépris : « Quand on a deux neurones, on peut quand même s’intéresser à l’art moderne ! » Si j’avais été présente à son cours, je crois que la tentation aurait été grande de lui répondre: « Et comment fait-on quand on en à plus de deux? » Non que l’art actuel soit globalement inintéressant, mais il est gangrené par toute une mouvance de pseudo artistes qui ne doivent leur succès qu’aux réseaux de marchands et de snobinards qui, sous couvert d’avant-gardisme, les soutiennent et les propulsent. Il n’y a pas jusqu’à l’Etat lui-même qui ne joue ce triste jeu comme le déplorent régulièrement bien des artistes de talent abandonnés en marge tandis que nos « élites » (auto proclamées) arrosent à grands coups de subventions tout et, de préférence, n’importe quoi.

Je disais un jour à mes étudiants qu’il leur fallait conserver un esprit critique, c’est-à-dire un « esprit libre ». Je les conviais, lorsqu’ils vont par exemple au théâtre, à ne pas considérer que ce qu’ils regardent est forcément de l’art. Car, ce n’est pas le lieu qui fait d’un texte une œuvre de qualité. Velours et dorures ne dispensent pas l’acteur de bien jouer ni la pièce d’irradier. « Et si le spectacle est mauvais: partez! Ne restez pas parce que vous avez payé votre place. Bien au contraire, partez parce que vous avez payé votre place! » Ne cautionnons pas la bêtise et ne permettons pas indéfiniment qu’on nous abuse.

Sans doute ce malentendu sur l’essence même de l’art (bien difficile il est vrai tant à qualifier qu’à définir) est-il le reflet fidèle et tragique de nos sociétés nihilistes et matérialistes qui, après avoir renoncé aux anciennes valeurs, continuent d’avancer à tâtons  à travers cette longue nuit que constitue l’éclipse de tout sens global.

Et si l’art actuel, dans ses formes les plus délirantes tout au moins, ne disait au final plus rien d’autre que la lente agonie d’une civilisation qui va s’effaçant…

A LIRE: Christine Sourgins, Les mirages de l’Art contemporain, La Table Ronde, mai 2018, 320 pages:

https://www.contrepoints.org/2018/08/11/322074-lart-contemporain-est-il-totalitaire?utm_source=Newsletter+Contrepoints&utm_campaign=81bb668757-Newsletter_auto_Mailchimp&utm_medium=email&utm_term=0_865f2d37b0-81bb668757-114173173&mc_cid=81bb668757&mc_eid=8023cbdbce

 Dessins humoristiques à retrouver sur http://klub.over-blog.com/

Francis BACON: « Innocent X », l’œuvre de la décomposition.

Pape Innocent X, Francis BACON Huile sur toile (1m53 X 1m19), 1953 Des Moines Art center, USA

Pape Innocent X, Francis BACON
Huile sur toile (1m53 X 1m19), 1953
Des Moines Art center, USA

Francis BACON, peintre britannique né à Dublin en 1909, est décédé en avril 1992 à Madrid. Son œuvre traduit une conception angoissée de l’existence et prend souvent la forme d’une interrogation lancinante sur la condition humaine dont il faut sans doute chercher les clefs dans sa biographie.

La toile, Pape Innocent X, emprunte son sujet à celle peinte par  VELASQUES entre 1649 et 1651 et exposée à la Galerie Doria-Pamphilj (musée privé) à Rome. Notons que ce motif sera exploré par BACON dans pas moins d’une cinquantaine de toiles. Récurrence ou obsession?

 

I- La toile de VELASQUES :

Innocent 2

Chez VELASQUES tout est pensé pour mettre en exergue la puissance papale. On remarquera  notamment:

  • Le choix dominant du rouge (amour et sacrifice du Christ), que vient juste souligner le blanc, évoquant la spiritualité et la pureté parfaite, allié aux ors de la puissance temporelle.

  • Le « trône » traditionnel de l’évêque de Rome.

  • La pose souveraine du Pape: stabilité de sa posture (assise et accoudoirs), regard direct et austère…

  • Stabilité générale des lignes de composition à dominante géométrique:

XXX

                                               =} Puissance spirituelle et temporelle.

 

 II La toile de BACON:

Si le sujet est respecté, c’est le rapport à l’espace – et au temps – qui est remis en cause dans l’œuvre de BACON.

 

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               1/ La stabilité mise à mal:

  • Personnage et objets sont traités par ellipse comme si certaines de leurs parties subissaient une  dissolution dans l’espace annonciatrice de la dissolution totale du sujet.

  • Les lignes verticales qui traversent tout l’espace (1er plan et fond) évoquent une chute vertigineuse et décuplent le sentiment de vitesse et de rupture de tout équilibre.

=} Si Gilbert DURAND affirme que « la chute est la première expérience de la peur », il n’est pas surprenant que BACON traduise ses angoisses existentielles par l’évocation du vertige qui prend ici la forme du complexe d’Antée évoqué par Gaston BACHELARD.

Dans la mythologie grecque Antée, fils de Gaïa, tire son invincibilité du contact avec le sol maternel dans lequel il puise sa force. Ainsi Héraclès en viendra-t-il à bout lors d’un combat en l’empêchant de toucher la terre et de s’y régénérer.  C’est de cette légende antique que Gaston BACHELARD s’inspira pour élaborer son complexe d’Antée qui évoque le sentiment permanant d’instabilité, d’insécurité, l’appel du gouffre.

=} Tout dans cette toile renvoie donc à l’archétype de la chute et à l’angoisse de la temporalité qui l’accompagne.

 

                    2/ Œuvre aussi du vacillement des certitudes:

Si l’on compare les deux peintures, nous avons le sentiment que la toile de BACON tend à déconstruire les certitudes enfermées dans la peinture de VELASQUES :

  • Le rouge, couleur chaude, est remplacé chez BACON par des couleurs froides, violet et noir, certes  couleurs de la liturgie mais qui peuvent ici évoquer également, dans une symbolique cette fois païenne, la Mort. BACON dénoncerait-il, de cette façon, l’illusion des croyances en l’immortalité des âmes, ramenant l’homme à sa seule dimension charnelle et donc, à son impermanence ? Dans cette même logique on peut prêter ici au violet, couleur pour les chrétiens de l’attente de la rencontre avec le Christ, un sens rigoureusement inverse qui, associé aux autres éléments signifiants de la toile, semble renvoyer au Néant en évoquant la couleur de la décomposition des cadavres.

  • Les valeurs spirituelles et morales chancellent elles aussi à travers cette chasuble blanche qui se distend, se détisse… et tourne en un beige couleur de boue diluée.

  • La chair elle même semble se défaire sous nos yeux. Esprit et chair sont ainsi en état de dissolution, ravalés tous deux au même rang et également promis à la décomposition finale, au Néant, aspirés qu’ils sont par la « bouche d’ombre » que l’on devine largement ouverte sous les pieds du sujet.

Il en résulte un traitement du corps particulier :

  • Les mains: crispées, poings fermés chez BACON, elles évoquent l’angoisse propre au sujet peint. Mais, plus encore, on peut y voir les moignons d’un corps qui se délite, rongé par une maladie incurable pire que la peste noire: la condition humaine.

  • La bouche (thème très étudié par BACON): nous la découvrons ouverte comme un gouffre sans fond. Le cri a pris la place du Verbe (parole divine) et l’on note que la bulle papale a disparu des mains du souverain Pontife. En effet, il n’est plus chez BACON celui qui a le pouvoir et la responsabilité de transmettre la Loi divine, aussi est-il condamné à subir une simple destinée d’homme dans toute son horreur.

  =} Avec BACON la figure papale tombe de la sphère du sacré à la sphère du profane.

                    3/ Œuvre de l’enfermement:

 Si le jaune solaire est présent chez VELASQUES dans les dorures, il perd tout  symbolisme ouranien en s’incarnant dans la toile de BACON.

Utilisé pour  représenter les cordages qui entourent la figure papale, il évoque désormais une prison virtuelle qui coupe toute échappatoire. Sorte de ring au centre duquel se débat le personnage, il suggère  le combat entre les puissances de Vie et de Mort. Ainsi le peintre représente-t-il l’existence comme une arène de souffrance et de lutte à l’issue fatale.

Il est intéressant de souligner que ce thème des cordages et du ring est repris, et parfois surdéterminé, dans d’autres toiles de BACON où l’on peut retrouver également des représentations de cage ou de barreaux avec une symbolique toute identique et non moins désespérée.

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=} Nous sommes donc bien invités à comprendre cette œuvre comme une allégorie de la condition humaine toute entière  et à lui accorder  une dimension jungienne que l’on devinait déjà dans l’appropriation spécifique que fait BACON de l’archétype de la chute.

Mais encore ne faut-il pas négliger la dimension plus personnelle de cette œuvre dérangeante.

                    4/ Analyse lacanienne?

BACON est, nous le savons, en rupture avec l’ordre familial imposé par son père comme avec la morale sociale. Il subira son éducation rigide avant que celui-ci ne finisse par le chasser, alors qu’il n’a que 16 ans, après avoir découvert son homosexualité.

Or, le Pape symbolise l’Ordre divin. Il est le garant de la Loi du père, du Père éternel. Garant aussi de la Morale. Et le père de BACON aurait eu, dit-on, quelques ressemblances physiques avec Innocent X…

Ainsi, en mettant à mal cette figure d’autorité suprême, BACON – dans sa peinture et par sa peinture-  accomplit le meurtre du père cher à LACAN.

En tout état de cause, l’Inconscient joue dans sa création un rôle que lui-même n’a jamais cherché à minimiser : « Il est fréquent que la tension soit complètement changée rien que de la façon dont va un coup de pinceau. Il engendre une forme autre que la forme que vous êtes en train de faire, voilà pourquoi les tableaux seront toujours des échecs soumis au hasard et à la chance, à l’accident, à l’inconscient. » Francis BACON.

Dans la toile qui suit, il est troublant de voir le père et le fils qui semblent s’évaluer, se jauger à travers un jeu de miroir dans un face à face énigmatique  :

Innocent 4

On ne manquera pas de remarquer que le père spirituel est encagé tandis que le fils (qui apparaît sous forme d’autoportrait du peintre?) n’est qu’un reflet plat et incertain dans le miroir.

Représentation qui en dit long tant sur la violence des relations filiales que sur la difficulté tragique de la construction du Moi  qui en découlera …

L’œuvre de BACON est donc moins l’œuvre de la reconstruction, de la résilience (rôle parfois dévolu à l’Art), que celle du vacillement, de l’enfermement et de l’incommensurable douleur d’être.

 

 

DELACROIX-PICASSO: étude comparatiste d’une dénonciation.

Après l’analyse de Guernica, que je vous ai proposée dans l’article précédent, je souhaitais vous inviter à explorer cette fois une piste comparatiste.

J’ai déjà souligné la similitude thématique existant entre le tableau de DELACROIX (Massacre de Chios) et le poème de Victor HUGO (« L’Enfant » extrait des Orientales) qui, tous deux, dénonçaient à leur façon – et avec les moyens propres à leur art respectif – le massacre par les Turcs des populations grecques de l’île de Chios au XIXème siècle.

Dans le même esprit, il s’avère fort intéressant de rapprocher le Massacre de Chios de Guernica. En effet, la similitude de traitement entre la toile peinte en 1824 par Eugène DELACROIX et celle de Pablo PICASSO, exécutée un siècle plus tard à la demande du gouvernement espagnol républicain pour l’Exposition universelle de Paris, n’est pas sans réserver quelques surprises des plus intéressantes.

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Au premier abord, tout semble les opposer: l’époque tout d’abord,  le sujet historique traité ensuite, et jusqu’au style pictural lui-même.

Et pourtant, ces deux compositions offrent des parallèles troublants. 

1/ Traitement des figures de victimes:

Notons tout d’abord que l’on retrouve dans les deux toiles des figures emblématiques traditionnellement convoquées pour dire l’absolu de la douleur humaine et du dépouillement face à la violence : une mère à l’enfant, une (vieille) femme en position d’accablement et une victime suppliante bras levés, qui vers un ciel en apparence indifférent (Guernica), qui vers son bourreau (Massacre de Chios). 

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Ces figures symboliques ont été placées par les peintres à des endroits stratégiques afin d’en asseoir le pouvoir d’évocation. PICASSO les a réparties de gauche à droite dans Guernica de façon à ce qu’elles parcourent l’ensemble de la composition. DELACROIX, lui, les a regroupées dans la partie droite de sa toile afin d’en accentuer la force dramatique par constellation des motifs.

Ajoutons encore que cette impuissance des victimes, qui sourd de toute leur personne, et leur totale anéantissement passent aussi par le symbole puissant d’une nudité qui dit ici non la perte de la dignité mais bien au contraire l’innocence piétinée. Tel est le cas des deux mères, ainsi que de la femme aux seins nus de PICASSO à laquelle répond la jeune grecque enlevée par le guerrier à cheval et dont on imagine aisément le sort à venir.

 2/ Les armes de la défaite:

Les armes des guerriers défaits dans la bataille sont traitées par les deux peintres et ce, également de façon assez similaire.

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Elles sont soit brisées, soit abandonnées, ce qui dit assez la défaite des défenseurs de Guernica comme de Chios.

Plus intéressant, on notera qu’elles sont représentées au sol et dans une partie de la toile qui se trouve au-dessous des victimes. Il est en effet possible de découper les deux peintures selon trois strates horizontales: dans la plus haute se trouveraient « le taureau » et « le turc », l’accumulation des figures de victimes occupant majoritairement le bandeau central, tandis que les armes figurent dans la partie la plus basse. Cette position inférieure dit mieux qu’un long discours leur inutilité et leur impuissance. 

Les deux peintres ont néanmoins pris soin de leur accorder un traitement qui les mette en valeur visuellement. Notre attention est en effet attirée chez DELACROIX par leur présence au premier plan d’une composition qui fait bon usage de la perspective. Quant à Guernica qui, comme nous l’avions souligné, n’utilise pas cette technique picturale, PICASSO a attribué à l’épée brisée une place au centre de sa toile.

 3/ Le face à face bourreau-victimes:

Les deux figures antinomiques de l’agresseur et de l’agressé ont été traitées dans les toiles sur un même mode profondément dichotomique.

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Comme on peut le voir, le vainqueur occupe une place limitée et en lisière de la toile. En effet, ce n’est pas de glorifier le triomphateur dont il s’agit mais bien de mettre dans la lumière l’étendue de ses exactions.  

Sa position surplombante trahit néanmoins sa puissance en même temps qu’elle dénonce l’arrogance et l’oppression.

Ce rapport de force est relayé par les lignes de fuite qui parcourent les tableaux et expriment clairement une domination sans partage.

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Mais, plus intéressant encore, les artistes ont tous deux choisi de surdéterminer leur dénonciation du massacre en plaçant, face à l’agresseur, une figure hautement symbolique. Emblématique du peuple ou de la Nation, elle ouvre un second niveau de lecture dans la composition. Dans Guernica cette fonction est attribuée au cheval qui symbolise le peuple espagnol tandis qu’un palikare fait face au cavalier turc chez DELACROIX.

Précisons que le palikare (παλικάρια) est en Grèce une haute figure de la résistance à l’occupation turque qui dura quatre siècles. DELACROIX a su le rendre identifiable en en donnant une représentation très traditionnelle: cheveux longs, large moustache et costume national. On le voit en effet coiffé du pharion, béret de feutre rouge à gland de soie noir; le phermeli, gilet brodé, étant remplacé peut-être ici par une peau de bête que l’on rencontre aussi chez le klephte (« brigands » ralliés à la cause).

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Les peintres ont ainsi -insensiblement et subtilement- métamorphosé un simple face à face victimes-bourreau en un duel ange-blanc contre ange-noir. Cette interprétation est relayée par la position du cheval espagnol et du palikare qui, chez PICASSO et DELACROIX sont au-dessus des simples visages humains de victimes et sur un plan – à peine – inférieur au vainqueur. Cette position intermédiaire dit assez leur fonction de symbole.

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Toutefois  on aura noté que le palikare de DELACROIX est encore debout tandis que le cheval de PICASSO vit ses derniers instants dans les pires douleurs. La figure héroïque du guerrier grec ne semble donc pas entamée par la défaite. Chez DELACROIX il reste bien le dépositaire d’un espoir pour le futur de la Nation grecque.

Dans le Massacre de Chios, le rôle protecteur du héros-guerrier est nettement souligné par le peintre. En revanche, l’analyse des lignes de fuite chez PICASSO semble démontrer que, si son cheval fait office de synthèse douloureuse, il est aussi un catalyseur de toutes les détresses et de tous les désespoirs. Ces deux symboles, quoique également présents dans les deux œuvres, n’y remplissent donc pas tout à fait la même fonction.

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 Ainsi, à la suite des intellectuels du XIXème siècle, Eugène DELACROIX s’est-il ému du sort réservé aux Grecs, ces lointains cousins européens, comme en témoigne sa toile. Mais c’est avec le cœur d’un Espagnol que PICASSO a peint Guernica. Aussi ne faut-il pas être étonné d’y surprendre, au détour des lignes et des symboles, un désespoir plus intense encore.